20131116

Qui était Bruce Bairnsfather ?



Né en 1888, Bruce Bairnsfather, avait 26 ans lorsque la 1ère Guerre Mondiale se déclara entre l'Empire Allemagne-Autriche-Hongrie et l'Alliance France-Angleterre-Russie. Il s'engagea, par idéal britannique, comme Lieutenant volontaire à venir "faire campagne" sur le front de l'Ouest pour repousser l'ennemi qui avait envahi la Belgique. Cela ne devait durer que quelques mois, jusque la Noël 1914. L'Histoire a voulu que le conflit perdure quatre longues misérables années !

Pourquoi s'intéresser à Bruce Bairnsfather ? Dessinateur talentueux, il est le créateur de "Old Bill", un soldat britannique bourru, moustachu sorti tout droit de son imagination. Old Bill incarna le brave Tommy de 14-18 terré dans les tranchées de St-Yvon, de Wulverghem, de Wieltje, jamais à cours de bonnes boutades d'un bel humour anglais tandis que les obus tombaient sur le Front.



La guerre éclate en 1914 ! Bruce B. rejoint en août son premier régiment. Promu lieutenant, il est envoyé au front en Belgique. Aux commandes d'une section de mitrailleurs, Bairnsfather y découvre en même temps les horreurs de la Guerre. A la Noël 1914, il participe également à l'unique et mémorable trêve de Noël qui s'est déroulée sur les hauteurs de St-Yvon.

Sans attendre, Bairnsfather se mit à dessiner des "sketches" sur la vie des tranchées vécue par les soldats. Il dessina d'ailleurs son premier dessin sur les murs de la cave de la maison 102, rue du Mont de la Hutte, à St-Yvon. Complètement démolie, il ne reste plus rien aujourd'hui du précieux graphisme. La demeure a cependant été reconstruite au même endroit, après la guerre.

Alors qu'il est en repos, du côté du Romarin, il envoie ses premiers "cartoons" qui paraissent en 1915 dans le journal "The Bystander".

Au cours de la 2e Bataille d'Ypres en avril 1915, Bruce Bairnsfather fut de plus blessé par l'explosion d'un obus. L'armée le renvoya en Angleterre pour s'y faire soigner. Durant son séjour à l'Hôpital de Londres, il commença une série de dessins et publiés sous le nom de "Fragments from France".

Pendant son rétablissement à l'Ile de Wight, il assista à la formation des jeunes recrues appelées à partir pour le front de France et de Flandre. Durant cette période, Bruce Bairnsfather créa son personnage "Old Bill". Le gouvernement, reconnaissant son talent, décida de ne pas le renvoyer au champs de bataille mais préféra lui confier des missions de dessins pour les forces US et italiennes.

Entre 1920 et 1930, de nombreux films muets ont été tournés mettant en scène son typique soldat anglais Old Bill.

Il décède à 71 ans, en 1959, à Worcestershire !

20130212

BULLETS AND BILLETS

Avant-propos
Quelque part dans la vallée de la Somme, bien loin des endroits concernés par ce livre, j'ai rédigé cette histoire. Logé en cantonnement, je flânais, tantôt au milieu de la cour d'une vieille ferme, tantôt dans les bois des environs.
Assis près d'un paisible petit ruisseau, j'ai écrit cette histoire, avec un crayon et un bloc-note, pour faire part de mes joies et de mes peines ressenties les six premiers mois passés en France.
Je ne revendique aucune exclusivité pour cette expérience : nous sommes des milliers à avoir vécu la même chose. J'ai purement et simplement fait, sur demande, le récit de mon vécu, là-bas, tel que j'en ai le souvenir.
Bruce Bairnsfather

Le Débarquement au Havre,
Une virée au café Tortoni,
Retrouver son chemin grâce aux lignes du tram,
Destination :  le front
En remontant doucement le Seine, sur une embarcation bondée par les Troupes, dans le  froid et le calme des heures matinales de novembre, voilà comment pour moi,  cette guerre a débuté.
Il devait être 6 heures du matin lorsque, silencieusement, notre bateau a longé les hangars et les installations du port du Havre. 

J'avais passé la grosse partie de cette traversée de 12 heures, quelque part, dans le fond du bateau, à distribuer des rations aux centaines d'hommes qui m'accompagnaient
Ceci peut paraître une simple besogne, mais pas du tout!  Pour aller d'un pont à l'autre,  sur ce bateau plein de soldats, c'était aussi difficile que de retrouver quelqu'un de l'autre côté du stade, lors d'une Finale de la Coupe du Cristal Palace.
J'étais dans la file d'attente de Gordons, Seaforths, Worcesters… qui avançait lentement pour atteindre finalement, et un par un,  l'échelle permettant de dégringoler par un toboggan au fond de la cale. Durant le reste de la nuit, j'ai distribué toutes les rations.  Lorsque j'eus terminé, je remontai sur le pont et pour enfin pouvoir contempler sur les embarcadères des Français tout bariolés : un autre "style" de  soldats, emportant avec eux tous les accessoires de guerre.  Je réalisais vraiment, que maintenant, j'entrais dans la vraie guerre. A maintes reprises, en Angleterre, on en avait fait des répétitions, mais, cette fois… j'y étais bel et bien ! Enfin, nous accostions et je rassemblais ma centaine d'hommes  pour compter s'ils étaient encore bien à cent. Après avoir débarqué, je  reçus les instructions ainsi qu'un guide pour atteindre les camps de base.
Ces campements étaient à peu près 3 miles (ndlr : 1 mile = 1609 m) du Havre. A partir de là, tous les hommes débarqués du bateau marchèrent en colonne, avec de part et d'autre, une cohue de garçons en guenilles s'égosillant pour recevoir quelques souvenirs ou des biscuits.
Mes hommes et moi marchions presqu' à la queue de la colonne, pour arriver aux camps de base après une heure.
Est-il possible de construire quelque chose de plus laid, d'atroce  et d'inintéressant qu'un camp de base ? Militairement parlant, c'en était un, et rien d'autre.  Il s'agissait, en fait, d'un immense espace avec tantôt un champ, tantôt un marais, et d' innombrables rangées de tentes aux couleurs criardes.
Je trébuchais dans la boue, avec ma troupe, et, après avoir longuement recherché et trouvé l'adjudant, je pensais que ma tâche était terminée tout en espérant m'éclipser à l'anglaise pour aller roupiller le reste de la journée dans l'une des ces tentes bizarres. Mais non… l'adjudant s'attendait à une cinquantaine d'hommes… et ils étaient cent !
Consternation !  Deux heures s'écoulèrent à téléphoner et à discuter avec l'adjudant qui tentait d'arriver à ne lui laisser que les 50 hommes attendus et que je prenne en charge les 50 autres et pour les conduire dans un autre camp de base tout proche sans pour autant qu'il ne les ait plus à l'oeil.
Cet autre camp voulut bien nous recevoir et nous accueillir dans une tente vide aux couchages à même le sol. Avec ma capote pour oreiller, je pus enfin dormir.
Vers 3 heures de l'après-midi, je m'éveillai; cherchai un seau d'eau pour me débarbouiller. Propre, rasé et peigné, je récupérai mon bel étui a cigarettes et alla enfin découvrir les alentours.  Je repérai rapidement un petit café au bas de la route et remarquai que c'était un établissement souvent fréquenté par des officiers, comme moi, qui venaient éliminer leur déprime du camp.
J'entrai et commandai à manger.  Il y avait à l'étage un petit coin tranquille où l'on pouvait prendre le petit déjeuner : du café, des œufs, du pain.  Par un heureux hasard, j'y rencontrai un copain arrivé par un bateau précédent au mien. Nous avons pris un rafraîchissement, fumé ensemble et décidé de retourner au Havre pour y visiter la ville.
Un tram passait par-devant l'estaminet. Nous l'avons pris et après une demi-heure, partis de Bléville où se situait le camp, nous étions au Havre.  Ca a valu la peine.
Le "Tortoni's café" fut pour nous notre dernier lien avec la civilisation offrant ses lumières flamboyantes, ses miroirs et ses dorures,  ses bouchons qui sautent et ses serveurs qui se dépêchent. Le Tortoni nous procurait une agréable distraction avant le "lendemain" qui signifiait, pour chacun de nous… "le front" .
Au milieu de ce mélange d'uniformes français, belges et anglais et où s'ajoutaient encore les chatoyants frous-frous que portaient par les demoiselles du coin, tandis que  nous nous laissions aller à rêver dans cette ambiance enfumée, nous ne pouvions pas imaginer que, peut-être, nous assistions pour la dernière fois à ces divertissantes scènes de plaisirs et qu'il fallait en profiter tant de ce que nous en avions la chance.  Ce que nous faisions, bon dieu !
Un peu après minuit, je me séparai de cette bonne compagnie et regagnai mon camp de base. 
Sur la grand place de la ville, et malgré le succès de cette soirée,  je réalisai que plus un seul tram ne roulait; qu'il n'y avait plus un taxi à appeler; qu'il pleuvait averse et qu'il y avait trois miles à parcourir.
Je décidai d'aller à pied sans savoir par où me diriger : je me cramponnai à un lampadaire et y restai sur place.  Je fis la grosse erreur de penser que je connaissais le chemin.
Convaincu que la ligne du tram serait la bonne voie à suivre, et, penché pour me protéger contre la pluie battante, j'avançai, chancelant, tout le long de cette voie ferrée. Après une demi-heure de marche, principalement en côte, je  commençai à soupçonner que ce chemin n'était pas le bon !  Voyant une guérite de garde près du palais, je traversai la route pour rencontrer la sentinelle.  Le sombre uniforme d'un gendarme s'avança vers moi; je lui demandai brièvement en français : "Pour Bléville, Monsieur ?"
Je ne pourrais pas répéter sa réponse, mais, selon moi, je pense qu'il m'a fait comprendre que j'étais complètement sur la mauvaise route, et qu'il valait mieux, pour moi, de retourner sur le Havre pour reprendre la bonne direction.  Il me montra une enveloppe, fit un incompréhensible schéma au dos, et me relança par le chemin d'où je venais. Je réalisai quelle fut mon erreur : c'était une ligne de tram secondaire que j'ai suivie, à partir du Casino.  Retour donc à la case départ.
Après une autre demi-heure, mes yeux recherchant fébrilement  tout ce qui pouvait servir de repère, j'eus à nouveau un doute à propos de l'exactitude de la ligne du tram. Cependant, j'accordai priorité  à l'honnêteté  et poursuivis péniblement la route. Mais, au détour d'un carrefour, je trouvai le quartier tellement inconnu que je me décidai à demander à nouveau. Il n'y avait pas âme qui vive.  J'aperçus, au loin,  une petite maison d'où il sortait un trait de lumière au bas des fenêtres. Je toquai à la vitre. Aussitôt après le bruit bizarre de quelqu'un qui essaie rapidement de cacher quelque chose dans un buffet, la fenêtre s'ouvrit et en contre-jour, la tête d'un bonhomme apparut .
Je redis la même phrase : "Pour Bléville, Monsieur ?"
Un impressionnant déluge de paroles incompréhensibles sortit de sa bouche ce qui me laissa dans la même perplexité. Toutefois, cela me fit miroiter que j'étais près du but et j'avais l'impression qu'en retournant un mile en arrière, pour ensuite tourner à gauche, ce serait bon !
Je remerciai cet hurluberlu qui pouvait bien être un imprimeur travaillant très tard. Une fois de plus, je fis demi-tour.
Encore une heure de marche et j'entrais dans le village pour soudain, … apercevoir le café où, tôt le matin, j'avais déjeuné.
Dix minutes plus tard, j'atteignis le campement : il était  2 h 30 du matin ! Je pensai qu'il serait bon d'aller jeter un coup d'œil à la tente du commandement pour voir si rien ne me concernait. Ce fut une bonne idée. Il y avait là une sentinelle  endormie sous une couverture. Je le réveillai.
-         "Quelque chose pour moi ? lui demandai-je. Mon nom est Bainrsfather"
-         "Oui, Monsieur, il y a quelque chose !"  et il sortit de sa couverture pour aller chercher, à moitié endormi, sur la table de l'autre côté de la tente, le télégramme suivant : Lieutenant Bairnsfather : continuer la route pour rejoindre le Bataillon comme officier d'artillerie.
-         "Quand dois-je m'y rendre ?"
-         "A 8 heures, demain, au Havre, Monsieur !"
Il était 3 heures de la nuit.
Et demain… signifiait : LE FRONT.  Après m'être glissé sous ma tente, j'ai tenté de dormir !
Un déplacement tortueux,
Je rejoins mon bataillon
Une sorte de coma fébrile a remplacé un bon sommeil, cette nuit-là, avec des rêves bizarres. Je m'y voyais avec le gendarme, attaquant une tranchée allemande commandée par l'adjudant-major rencontré au camp de base.
Cependant, je me suis levé tôt, ai emballé mes quelques affaires dans ma valise et suis parti pour le tram en direction du Havre. Des cent hommes dont j'avais la responsabilité, pas un ne vint avec moi. J'étais affreusement seul, pour rejoindre mon bataillon déjà en poste sur le front. Descendu au Havre, les fonctionnaires de la gare me remirent un billet jaune, compliqué, servant de ticket de voyage pour me permettre d'embarquer dans un wagon du train reliant Rouen.
Je n'étais plus seul maintenant. Une multitude de lieutenants en second, comme moi, voyageaient dans le même train chargé d'une énorme quantité de valises, de paquets, de havre-sacs. Le convoi démarra enfin. Après avoir ressenti pendant une heure l'impression de laisser en arrière plein de choses importantes, je m'installai sur un monticule d'équipements pour essayer de dormir un peu.
Dormir, parler, fumer, plaisanter, voilà ce qui nous occupait jusqu'à Rouen. Là, je dus quitter le train pour une raison obscure : j'avais pour mission de me rendre au Palais de Justice et y recevoir, là, un autre ticket. Je m'y rendis à pied passant par le pont de Rouen, puis jusqu'au Palais. A l'intérieur, on m'a indiqué le bureau pour la mise en ordre des tickets.
Dans cette salle aux lambris de chêne, éclairée d'une lumière électrique provocant des scintillements de tresses d'or, deux généraux aux aguets me remirent un autre ordre de mission et une nouvelle mutation : vers un endroit de Flandres.  Je revins donc à la gare, embarquai dans un train à destination du Nord.
Pour atteindre le Front, ce fut un voyage effroyable. Le comble fut que personne ne savait où il allait – ou bien personne ne voulait le dire – ou encore combien de temps allait durer ce trajet.  Pour preuve, nous ne savions pas que nous faisions route pour Rouen jusqu'au moment où nous y sommes arrivés; de même que nous ne savions pas que nous roulions de Rouen à Boulogne. Ce n'est qu'à l'instant où, après une nuit passée dans le train, nous débarquions du train sur le quai d'un port maritime que l'on s'en est rendu compte.  Nous y avons passé une journée entière : le train ne partait pas de Boulogne avant minuit.
Avec un autre gars qui partait pour une autre ligne de Front que la mienne, nous avons déambulé dans la ville et avons pris un lunch dans un café de la Grand' rue. Nous avons flâné autour des magasins, en faisant quelques achats de choses utiles. Certes, pas des articles attrayants, mais si j'en fais mention, c'est pour dire comment nous l'avons vécu et ressenti.   Nous sommes d'abord entrés dans une pharmacie pour trouver des boîtes de comprimés de morphine. Puis, chez un quincaillier pour lui acheter, chacun, une bonne paire de cisailles pour couper le fil barbelé.  Nos pinces coupe fils et notre morphine nous avaient rendus de bonne humeur. Aux environs de 4 heures, nous étions bien calmés et entrions au même restaurant où nous avions déjeuné.
Là, nous avons passé quelques temps à boire du thé, avec un couple de filles françaises, belles à croquer et qui devaient être originaires de Lille. Nous nous sommes très bien entendus avec elles, jusqu'au moment où un couple d'officiers français, dont l'un décoré de la Légion d'Honneur, vint occuper la table voisine et capter l'attention des filles.  Voilà qui nous a fait décider de payer l'addition et de partir pour l'Hôtel de Folkestone où nous avons pu nous consoler d'un bain. Après le dîner, me sentant particulièrement de bonne humeur, j'ai rédigé mon testament, non pas dans le style juridique habituel de ma famille, mais en des termes simples et clairs, au cas où je devrais perdre la vie en Belgique.
Me sentant mieux après cette généreuse formalité, et après avoir rejoint mon copain, nous retournions en ville pour regagner facilement le train qui partait à une heure de matin.  Enfin, nous quittions Boulogne ! Nous étions maintenant vraiment en route pour le Front, ce qui devenait de plus en plus palpitant. Par contre, quel triste train !  Il roulait en peinant pour atteindre du 5 miles à l'heure.  J'étais du reste réellement convaincu qu'à chaque arrêt à toutes les fermes, on y voyait la ligne du front. Aussi, j'allais même m'imaginer que le machiniste du train était un Allemand déguisé qui nous empêchait d'arriver à destination. J'ai essayé de dormir, mais à chaque accélération du train, je croyais être arrivé. Cela a duré des heures. Mes rêves allaient de mal en pis.
Dans un sens, j'ai pensé finalement que le chauffeur, un Français cette fois, manœuvrait avec précaution au point même parfois, de descendre du train pour aller voir à l'avant si la voie était sûre.
Personne dans le train n'avait pas la moindre idée d'où se trouvait le Front ou s'il était encore loin et à quoi il ressemblait. A ce que nous savions, notre train doit être allé tout droit vers l'arrière des lignes. Il devait être 6 heures du matin lorsque j'arrivais. Tout le monde était descendu aux arrêts précédents. J'ai dû descendre du wagon, longer le long du ballast et marcher le long de la voie pour atteindre la gare. Là, personne, sauf quelques Français. Je regagnai donc le wagon, pour m'asseoir et regarder ce plat pays à travers la vitre sale. L'autre camarade faisait de même. Une dépression m'envahit soudainement. J'y étais… et ce type, à côté, se mit à cafarder devant cette horrible situation : rien à manger, personne à qui parler. C'est inadmissible de la part d'un responsable ou d'une quelconque organisation !  Je regardai ma montre, elle était arrêtée. En essayant de la remonter, je remarquai qu'elle était cassée.
Je regardais par la fenêtre en tombant des nues, puis, une fois revenu à moi, j'aperçus sous le siège voisin quelque chose de brillant. Je me suis penché pour le prendre : c'était une montre. J'ai toujours considéré cette trouvaille comme un présage, mais lequel ?  Trouver une montre signifie "trouver du temps"… pour écrire ce livre peut-être, ou bien cela peut vouloir dire aussi que mon temps était compté. Qui sait ?
Vers huit heures selon ma nouvelle montre, je suis remonté vers la gare pour enfin, rencontrer le R.T.O. (Railway Transport Officier). Il me raconta dans quel coin devait se trouver mon bataillon, mais il ignorait où les hommes étaient à l'avant ou l'arrière des lignes.  Il a même ajouté, qu'à ma place, il ne se dépêcherait pas pour aller là-bas, sachant que plus tard, je pourrais prendre un convoi A.S.C.  J'ai suivi son conseil, puis, tout en laissant mon attirail dans son bureau, je suis parti vers un estaminet pour y pendre un petit déjeuner. Le propriétaire, un petit Français sympathique et loquace, me raconta longuement comment ces maudits Boches avaient occupé sa maison, il y a peu de temps et avait foré un trou dans un mur de la cuisine pour y passer une mitrailleuse. Après ce "breakfast", je retournai à la gare et m'arrangeai de sorte que mes bagages soient amenés par train A.S.C.. Ensuite, me voilà parti à pied pour Nieppe où devait être cantonné mon bataillon. Sur cette route boueuse, sous une pluie battante, j'entendis un bruit qui allait plus tard, me devenir terriblement familier.
"BOUM"… et encore "BOUM" !  Je savais que c'était la voix des canons et qu'à partir de ce moment-ci, j'étais en plein dedans.
Sur quatre miles, je me suis traîné dans la boue à travers des chemins gorgés d'eau, reconnus sur les cartes pour étant des routes, avant d'arriver enfin à Nieppe.
Selon un soldat qui passait là, j'appris que le bataillon avait son dernier jour en cantonnement à l'arrière avant de repartir pour les tranchées. Il était logé dans  une brasserie désaffectée de l'autre côté de la ville. Après être descendu par une sale rue, j'ai trouvé l'endroit. Une foule de soldats crasseux, plein de boue s'était rassemblé par groupes, autour de l'entrée. Après m'être frayé un chemin parmi eux, je suis passé par la porte cochère de la brasserie pour voir des soldats partout se reposant, bavardant, fumant. Je m'enquis de savoir où était le quartier des officiers et l'on m'indiqua le bureau principal. Dans ce mess-officiers de fortune, qui autrefois devait être la salle du Conseil de la Brasserie, j'y rencontrai les officiers du bataillon dont je connaissais déjà quelques-uns uns.
Tout était sombre, triste et déprimant. Cette nuit, le bataillon repartait pour les tranchées de la 1 ère ligne.. Les derniers soirs passés à l'arrière ne sont jamais exaltants. Je m'assis et causais avec les gars que je connaissais quand arriva le colonel qui donna les ordres pour la soirée. Je me sentais vaguement étranger à tout cela, car tout le monde, sauf moi, avait déjà reçu le baptême des tranchées. Par conséquent, je ne pus rester d'une indifférence calme mais angoissé quand même par la douloureuse expérience que connaissent tous les "rats" de tranchées.
Tandis que la soirée passe, nous avons notre dernier repas au campement – des sardines, du pain, du beurre et des gâteaux – servis sur les tables par des soldats de corvée qui se préoccupaient plus d'emballer des victuailles pour emporter vers les tranchées.
Vint l'heure du départ. Je pris contact avec la section d'infanterie déjà prise en charge par un sergent, un excellent compagnon, qui assura l'intérim entre mon arrivée et l'absence de l'officier précédent, blessé. Je pris la relève et, lorsque le bataillon se déplaça le long de la route, trébuchai derrière ma nouvelle équipe : une section de fusillers équipés de mitrailleuses.  Le crépuscule tombait lorsque nous approchâmes des bois de Ploegsteert – connu partout dans le monde sous le nom de "Plugstreet Wood", il faisait nuit. Le chemin devenait très rude et les maisons, ponctuant l'horizon de silhouettes sombres, semblaient abandonnées. Tout était sombre, pourri et lugubre.

Nous descendions la route à travers bois; l'obscurité et les pistes accidentées de trous d'obus nous faisaient chuter. Parfois, entendait-on des bruits étranges par-dessus les arbres : des fusillades au loin, des grondements de roues, à l'avant. A distance, des fusées éclairantes illuminaient le ciel. On pouvait alors discerner le château tout démoli, sur notre gauche. Après cette vision désolante et affligeante, nous passons à côté de ruines de maisons pour entrer dans les tranchées, devant Plugstreet Wood
Les tranchées de Plugstreet,
Dans la boue et sous la pluie,
Des inondations partout,
Aurore inespérée
Entrer la première fois dans des tranchées procure une sensation extraordinaire. L'idée qui m'impressionna fut leur conception tout à fait désordonnée. Il devait pourtant y avoir une bonne raison pour avoir voulu tracer ces tranchées de la sorte, mais, la première fois que je les ai vus, j'ai vraiment été curieusement surpris.
Une tranchée peut partir en diagonale à travers un champ pour ensuite longer, à angle droit, une haie et alors soudainement partir pour 50 yards vers la gauche et atteindre une partie du  jardin du château en ruines
traverser la serre et rejoindre la route. Elle voisine peut-être avec un fossé de côté, par lequel coule l'eau de l'amont et pour se déverser dans le champ d'à-côté. On aboutit alors sur une série d'abris sur le champ voisin.  Finalement, il n'est pas absolument nécessaire qu'une tranchée soit parallèle à la ligne ennemie… pourvu qu'on ne puisse pas vous tirer dans le dos… c'est tout ce qu'on demande.
Ma première nuit dans les tranchées fut longue et accablante. Tout y était étrange, humide, horrible ! D'abord et avant tout, j'ai dû aller positionner mes mitrailleuses en différents points, et trouver une place pour dormir pour mes soldats mitrailleurs. Ce n'était pas chose facile étant donné que de nombreux abris s'étaient écroulés et étaient inondés.
A ce propos, et dans les descriptions de tranchées qui vont suivre, je pourrais m'étendre exagérément. Mais, je rappelle que je veux décrire la vie en tranchées, dès le début de la guerre 1914, et je suis certain que ceux qui ont vécu cette expérience me donneront raison.
S'il vous prend l'idée saugrenue d'y aller, je vous recommande de suivre cette procédure.
Trouvez un terrain de 500 m², labouré, plat mais situé de sorte qu'il reçoive toute l'eau stagnante qui reste bien en surface. Vous y creusez un fossé en zigzag de quatre pieds (+ 1,20 m) de profondeur sur 3 pieds de largeur ( + 90 cm), endiguez bien de sorte que l'eau n'y pénètre pas sinon ce serait des mètres de boue collante; creusez-y un trou dans une paroi du fossé de sorte que vous pouvez y vivre, un mois durant, avec du bully-beef ou des biscuits trempés. N'oubliez pas, qu'en face, un gaillard a reçu les instructions de vous tirer dessus avec une Winchester, chaque fois que vous mettez la tête à la surface !
Bref, comme j'y étais, alors, autant faire les choses convenablement.  Comme je l'ai dit plus haut, nous n'étions qu'au début de la guerre : cela veut dire que nous n'avions aucun matériel tel des tôles ondulées, des panneaux de sol ou des sacs de sable, par exemple.
Dans ces conditions, si vous deviez creuser une tranchée, vous le feriez avec tout ce que vous pouviez trouver, et généralement selon votre première idée.  Cette première nuit-là, je me rendis compte après une bonne heure, que notre bataillon ne pourrait pas prendre place dans l'espace laissé par le précédent. En ce qui concerne les tranchées, l'évidence de "Deux pour un ne peut marcher" m'apparaissait soudainement d'une douloureuse logique. Je fus  contraint de creuser un autre trou, et… il pleuvait, évidemment ! (note : chaque fois que je ne décris pas les conditions météorologiques, comprenez qu'il pleut). Après s'être embourbés dans la plupart des tranchées avoisinantes et déjà creusées et où nous avions trouvé les meilleures positions pour nos mitrailleuses, mon sergent et moi découvrions une sorte de galerie donnant sur une tranchée de communication. C'était comme une issue de secours donnant sur une série de cavités inondées et délabrées. Nous décidâmes d'utiliser ce passage et de l'aménager de sorte qu'en creusant dans les parois d'argile, nous obtenions deux abris, l'un derrière l'autre. La "façade" de l'un se trouvait à 5 yards environ du fusil- mitrailleur et l'on pouvait atteindre l'autre par l'arrière. Il devait être 11 heures du soir lorsque, éreinté par cinq heures de boulot épuisant, je me glissais dans mon abri, à l'arrière pour y dormir.
Ce réduit ne mesurait que 4 pieds de long, 3 pieds de haut et 3 pieds de large. Dans ma poche, je saisis mon couteau afin de faire un petit trou dans l'argile pour y glisser un morceau de bougie que j'allumais en même temps qu'une cigarette. Maintenant, je pouvais me coucher et "réfléchir" à la situation.
J'étais là, dans cet horrible trou creusé dans la terre, quelque part en Belgique, bien loin, très loin de chez moi, transi de froid, percé jusqu'aux os et couvert de boue. Ce fut ma 1 ère journée et, tout bien réfléchi, les lendemains ne seraient que des répétitions de la veille, sinon pire !
Un silence régnait, …  rompu occasionnellement par le craquement d'un tir d'embuscade, par le ruissellement de la pluie ou par le murmure étouffé des voix provenant de l'abri d'à côté. Dans l'étroit espace que j'occupais, il y avait aussi tout mon équipement, mon revolver et un paquet de cigarettes mouillées. Tout était trempé, froid et sale. La chandelle se consumait lentement. Subitement, je me mis à songer à l'Empire ou l'Alhambra, ou d'autres choses évoquant la joie de vivre, le super chic, le "comme il faut" mais… la réalité me rappela bien vite que j'étais dans ce trou à 18 pouces sous cette terre de boue et que juste de l'autre côté du champ, les Boches étaient là !  Cela ne me donnait pas la moindre chance pour quitter ce lieu… si ce n'était qu'en ambulance.  A quelques pas de moi, ma section qui occupait l'abri avancé, tout près de la mitrailleuse, commença à ce taire et, un par un, les soldats devaient tomber endormis.  Indigné, désespéré, fixant rageusement la flamme chancelante de cette bougie, je l'éteignis en pinçant la mèche, je me mis en boule pour réussir à m'endormir.
Soudain, une sensation de sueur froide m'envahit et me réveilla. Je m'assis et heurta ma tête contre la voûte de terre ce qui m'obligea à m'allonger à nouveau. Vite… craquer une allumette mais la boîte, toute humide, était couverte de boue. J'entendis des voix qui ronchonnaient et des jurons provenant de la "chambre" voisine. Voilà, maintenant que le sergent entra à quatre pattes dans mon antre.
"Nous sommes inondés, Monsieur, il y a de l'eau sur un pied de profondeur dans notre abri !
Cela expliquait tout. Je tâtai autour et au dos de ma capote pour remarquer que j'avais, moi aussi, dormi dans une flaque d'eau.
Je rampai hors de mon abri détrempé, et tous, nous barbotions alors dans l'eau qui montait rapidement dans le fossé, à l'extérieur. J'escaladai la "berge" pour voir la situation et tenter de faire une mise au point.
Selon mes observations, j'estimais que la cause de cette "marée montante"  provenait du fait que les Ingénieurs avaient drainé la tranchée, ce qui provoqua cet afflux brutal de l'eau.
Avec philosophie, nous avons accepté ce désastre et cherché une solution plus qu'urgente, car, pour l'instant, nous étions tous assis sur le haut du déblai tout boueux, en silence, sous la pluie. Par moment, des fusées éclairantes allemandes nous illuminaient… tout comme une famille assise devant un photographe, attendant l'éclair du flash.
Nous décidâmes de construire un barrage à l'aide de boîtes de ration vides avec un demi sac de coke, et quelques boîtes en fer blanc. On commença par essayer de retirer l'eau de notre trou. Après s'être esquintés pendant une heure, le niveau de l'eau baissa à six pouces.
Maintenant, alors qu'il était 2 heures du matin, toujours dans la pluie,   nous étions plus trempés que jamais, frigorifiés comme des ours polaires. Nous aspirions à faire du feu. Avec un vieux seau (qui avait commencé sa vie comme  étant une boîte à biscuits) et quelques brindilles de bois humides, nous avons tenté d'en allumer, mais sans coke !  "Nous en avions pourtant un peu mais, nous l'avons utilisé pour construire le barrage". Qu'importe… on a démonté le barrage, on a récupéré le charbon et laisser couler l'eau à nouveau car… nous préférions tous malgré tout un peu de chaleur au froid. Ainsi, avec tout ce boulot, nous parvenions à allumer un peu de  feu au fond de ce petit récipient en fer. Un "feu de joie" qui ne dura que 5 minutes avant que le foyer ne commence à émettre une fumée suffocante si dense que nous ne pouvions plus voir les flammes.  Tant pis, on supporta encore quelques instants mais, un par un, nous avons dû sortir de l'abri pour aller respirer l'air frais… comme des serpents qui sortent de leur trou lorsqu'on y verse de l'eau. Il était 3 heures, toujours pas de sommeil, encore de la pluie, de l'eau jusque là et en plus maintenant… de la fumée ! Une réunion de concertation fut tenue sur-le-champ et il fut décidé de dormir pour le reste de la nuit.  La proposition de réaliser une cheminée avec un outil tranchant fut rejetée par cinq voix contre une !
L'aube apparaissant. Ma première nuit dans les tranchées touchait à sa fin !
Encore de la boue,
De la pluie et des balles,
Une bouchée de cake,
La frousse,
Des rondes de nuit
"Le ciel, d'un rose oeillet vire au bleu
Seule, l'étoile du matin annonce l'aurore
Les boîtes en fer blanc et les barbelés perlent de rosée
Il fait clair… un autre jour commence  !"
J'ai écrit ce poème dans cette tranchée-là !  Il traduit l'état d'esprit dans lequel j'étais.
Donc, ma première nuit sur le front était passée.
 Le jour s'était levé. La seule chose importante à faire pour commencer : vérifier l'artillerie, car, elle commence en général dès 8 heures. Quelle longue et inquiétante première journée m'attendait ?
Au fur et à mesure que la clarté apparaissait, je commençais à m'inquiéter. J'allai jeter un œil pour repérer le terrain.
Devant, une grande étendue de culture de racines (ndlr : betteraves, navets ?)  De l'autre côté, il y avait un long parapet irrégulier : celui des Allemands. Derrière ceux-ci, il y avait encore un plus grand champ cultivé, bosselé ça et là de cratères remplis d'eau, résultant des explosions d'obus.  Plus loin, on distinguait quelques ruines isolées de ce qui devait avoir été des petites maisons.
Je me déplaçai dans une autre de nos galeries d'où je pouvais bien observer la configuration générale de nos lignes, et aussi entrevoir le dispositif allemand.  Partout ailleurs : pas une âme qui vive. En quelques endroits, des colonnes de fumées indiquaient la présence d'un foyer. Derrière nos tranchées, derrière les maisons démolies, au sommet de la colline boisée, il devait y avoir auparavant un superbe château.  Pendant que je l'observais, un cri strident siffla par dessus la tête, puis, une courte pause et soudain :"CRUMPH"…indiquant clairement ce qui se passait au château.  Les Allemands semblaient s'obstiner sur cet édifice.  Chaque matin, alors que nous étions tapis dans notre repaire plein de boue, nous entendions  le même vacarme qui était devenu une formalité.  Nous savions qu'ils bombardaient le château. Et quand ils ne le faisaient pas, nous entrions dans nos tranchées pour regarder d'un œil attendri, ce qui restait de cette chère bonne vieille tour du château, pointue, bulbeuse, ajourée qui servait de cible perpétuelle aux Allemands. Ils n'auraient jamais dû la démolir… elle était pour nous, comme une grand-mère bienveillante !
Que de journées, terrés dans nos tranchées. Chaque jour semblait durer une semaine. J'ai partagé mon abri avec un chef de peloton. La section des mitrailleurs trouvèrent un meilleur endroit et creusèrent leur trou eux-mêmes.
Jour après jour, nuit après nuit, mon compagnon et moi restions étendus à écouter les explosions quotidiennes, lire et discuter ensemble,  ou patauger dans cette fosse.
L'une des plus grandes attentions, dans la journée, était de s'asseoir sur de la paille humide, sous notre voûte d'argile, pour racler la terre qui collait à nos bottines et vêtements. Le moment que nous attentions tous avec impatience était l'arrivée du courrier, le soir.  De temps en temps, nous sortions de notre abri pour barboter au fond de la tranchée tout en combinant une amélioration ou autre; parfois, nous regardions furtivement à l'opposé du  champ de navets, vers les lignes boches. Occasionnellement, dans l'immobile silence d'un matin brumeux, une voix s'élevait  quelque part de nos misérables tranchées de gadoue pour soudain entonner avec vigueur un refrain tel que :
"Les vieux soldats ne meurent jamais; simplement ils filent à l'anglaise"  
une voix pleine de détermination pour exprimer le "ras le bol"
Alors, tout redevenait silencieux pour une paire d'heures. Ainsi se déroulait la journée.Au crépuscule, mon job était de sortir de cet horrible bourbier pour aller vérifier les positions des mitrailleuses. Quel travail ! Je partais généralement seul, dans l'obscurité  et à travers le champ détrempé, je chopais sur toutes sorte de choses provenant des éclats  et trous d'obus.
 L'un faisait un appel désespéré.  L'autre, ayant aperçu une mitrailleuse dans une autre tranchée, cherchait après le chef de peloton. Si vous regardiez dans les abris pour trouver quelqu'un il n'y avait personne. Vous demandez au sergent où sont-ils passés ?
"Il est là-bas, dans la tranchée, Monsieur !" .  Tu continues ton chemin, contournant les fosses remplies d'eau, enjambant les petits feux, de bidons en désordre, frôlant des hommes de planton, assis ou penchés sur le parapet, puis, au détour d'un coin, tu rencontres le commandant du peloton. "Bon, si nous ne pouvons recevoir aucun sac de sable…" disait-il au sergent, "nous n'aurons qu'à remblayer convenablement à placer ces hommes de l'autre côté "… ou quelque chose du genre !  Il se tourna vers moi et me dit : "Venez avec moi à mon abri pour manger un peu de cake. Quelqu'un me l'a envoyé de chez lui !"
Nous remontons alors la tranchée, quand  soudain, on entend à distance, un murmure sourd et des cliquetis. Nous nous arrêtons pour prêter l'oreille, le bruit devient de plus en plus fort. Chacun se tait – le son se rapproche – et on reconnaît maintenant des tirs. Les coups de feu deviennent de plus en plus répétés, les murmures deviennent de hurlements : la guerre des tranchées phénoménale est bien là avec la "Frousse"… Feu sur la prairie, les tranchées.
Tout le monde se tient contre le parapet, au loin sur la gauche,  on entend une tornade de crépitements, devenant plus intense. En quelques secondes, elle balaie par dessus la ligne et surgit alors le bruit assourdissant d'une fusillade. Des balles effleurent des sacs de sable  posés au-dessus  des parapets  et provoquent, en sifflant,  des traînées blanches rayonnantes comme les plus belles étoiles lumineuses dans le ciel. 
Chose bizarre que cette "frousse". On n'a jamais su comment elle est arrivée. Elle n'est peut-être que nerveuse. Peut-être aussi qu'un Boche à l'affût, quelque part à un ou deux "miles" plus à gauche aie pensé que quelqu'un s'approchait de ses fils barbelés : quelques tirs partent, imités par d'autres;… c'est la panique, on tire plus encore et soudain, c'est toute la ligne du front qui fait feu, succombant à cette maladie bien connue : la trouille.
En réalité, il est fort probable qu'il n'y avait personne près des barbelés, car personne n'avait eu l'intention d'y être là.
Maintenant, c'est un tonitruant "BOOM" qui éclate au loin derrière nous et c'est un gros obus qui passe au-dessus de nos têtes pour exploser du côté des Boches. Encore un, puis un autre… et tout redevient calme. Les fusillades se sont tues.
Résultat de cette distraction belliqueuse : des milliers de cartouches ont pétaradé, des centaines de balles traçantes gaspillées et aucun blessé.
Pour la première fois, ça m'a foutu une peur que j'ai vite appris à  connaître pour l'appréhender avec calme.
Je retourne avec le chef de peloton vers sa tanière. Un gars excellent que celui-là. Personne dans cette guerre ne pouvait l'avoir détestée autant que lui, mais personne ne pourrait l'avoir faite plus consciencieusement que lui. Pauvre copain, il fut tué plus tard dans les environs d'Ypres.
"Alors, comment vont les affaires chez vous ?" lui demandais-je.
"Oh, Très bien?  Ils ont à nouveau abattu le même parapet, aujourd'hui. Je pense qu'ils doivent s'imaginer que nous avons placé une arme là. C'est la deuxième fois qu'on refait ce mur, cette semaine. Voulez-vous un morceau de cake ?"
Je le reçus et mordis dans ce gâteau puis le quittai.  Il est retourné vers ce vieux parapet, tandis  que je m'enfonçais dans le noir et à travers les champs tout mouillés, vers une autre position de tir-mitrailleur succombant à griller une rare "Johnson'ole".
Personne n'a une meilleure idée de la ligne du front qu'un officier mitrailleur.  Au début, les premiers jours, nous recevions tellement peu de matériel et évidemment, peu d'armes que nous avions dû, chaque fois, chercher la meilleure position pour obtenir le plus de rendement. Par conséquent, des gens comme moi ont parcouru énormément de terrain avant nos promenades nocturnes de tous les soirs.
Une mitrailleuse pouvait se trouver, disons, à la "Dead Man Farm", une autre à la Barrière, près du carrefour: pendant que deux autres étaient placées en des points stratégiques de la tranchée, ou dans les ruines dominantes d'une ferme derrière la ligne du front. J'aimais quitter mon abri le plus tôt possible, avant chaque  lever du jour, pour faire le tour de toutes les armes mises en place. Par exemple, je commençai là où j'ai quitté le chef de peloton.
Je m'enfonçais dans ce champ labouré vers le meilleur endroit pour trouver  l'angle correct pour atteindre le carrefour où, après 200 yards, il y avait une autre mitrailleuse. Je me faufile à travers une porte cochère démolie, puis un reste de tranchée fermé par un profond fossé par-dessus lequel je saute. Il y a, là, à 5 yards, une arme sur pied gardée par une sentinelle.
–        "Où est le caporal ?"
–        "Je suis ici, Monsieur"  me répond-on de par une profonde et étroite tanière bien embourbée. Le caporal en sort, muni d'une toile de camouflage pour éviter d'être vu.
–        "Rien de spécial avec cette mitrailleuse, Caporal ? Tout va bien ?"
–        "Oui, Monsieur. Mais j'inspectais tout autour, aujourd'hui, et pense qu'en déplaçant la machine là-bas, près de cette vache crevée, nous aurions un meilleur champ de feu."
La rencontre pour envisager cette  position fut écourtée à cause de la direction du vent.
Après une courte mais acharnée conversation visant à supprimer l'ennemi, je le quittai pour m'enfoncer dans le marais et faire une autre visite.  Finalement, après deux heures de rondes à patauger, à éviter les balles, à me cacher des fusées éclairantes, accompagnées d'une relative prime de risque, je  retournais dans mon abri de tranchée en glissant comme  dans un toboggan sur ce que je pensais erronément être un escalier en argile. Enfin, je pénètre dans mon trou en rampant à quatre pattes et cherche un peu de tabac humide pour me rouler une cigarette.
Mon homme, Vendredi,
Assez de ces biscuits !,
La relève et le retour au cantonnement
Ce fut pendant cette première partie de la guerre que je pus bénéficier d'un intendant.
Comme j'étais arrivé au bataillon juste à temps pour partir pour les tranchées, sa sélection a dû se faire… dans la boue. J'ai trouvé un gars qui n'avait jamais été "servant" d'officier auparavant mais qui voulait le devenir.
 Son allure me plaisait, il ressemblait à Robinson Crusoë quand il écrivait à propos de son homme baptisé "Vendredi".
Il occupait un trou à quelques cinq yards plus loin…
Ce gars me faisait la cuisine comme il le pouvait et travaillait en collaboration avec mon ami, le domestique du commandant de peloton.  Cuisiner, c'est beaucoup dire,  consistait à préparer une quantité incalculable d'infusions de thé, ou l'ouverture de boîtes de Bully et de Maconochie.  De temps en temps il grillait du lard dans un couvercle en fer tout noirci. Un jour, il se distingua par une préparation culinaire très fantaisiste de Maconochie au curry ! Je ne l'ai jamais vraiment pardonné pour cela; j'en suis à peine remis, maintenant.
Ces deux soldats domestiques ne devaient jamais quitter la tranchée : ils avaient pour mission de trouver des moyens quelconques pour essayer de faire du feu et d'empêcher l'eau de pénétrer dans nos abris; une tâche que personne d'entre nous n'a réussie. Pour résister à ces conditions de vie, mon plan fut de changer de chaussures le plus souvent possible. S'il n'était pas l'heure pour cela, j'essayais de faire évaporer l'eau de mes godasses en posant mes pieds près du poêle. Je mettais toujours mes bandes molletières en premier, puis par-dessus, j'enfilais de grosses chaussettes pour après, entrer dans mes bottines. De cette manière, je pouvais plus rapidement changer de chaussures et de chaussettes mouillées.
Nous vivions en permanence dans l'humidité si ce n'était pas complètement dans la flotte. Mes bandes molletières que je changeais rarement, ressemblaient plus à des guêtres dures comme du nougat, ce à cause de la boue durcie. Nos abris n'ont jamais été placardés de planches de bois, ni voûtés de tôles et encore moins recouverts de planches sur le sol. Ils se résumaient à de simples cavités creusées dans les parois latérales des tranchées et du vieux "brol" posé par terre, de la paille ou des feuilles de tabac que nous récupérions dans quelques fermes abandonnées.  Vous voyez qu'il n'y avait pas là, la moindre chance d'éviter la moisissure.
Le froid ne me convenait pas. Personnellement, j'aurais préféré de loin tomber sans nourriture que sans feu. Une chaleur était la seule chose qui me réconfortait. Le charbon était rare et toujours humide. D'ailleurs, il arrivait souvent d'entendre des réflexions telles que "Allez au diable avec vos biscuits, c'est du feu qu'on veut !"
La nuit, j'allais fréquemment faire un petit tour jusqu'au village dévasté, derrière nous, pour dénicher peut-être quelques morceaux de bois de cheminée ou de vieux sabots à jeter dans notre "fournaise".

Après un bon bout de temps passé dans ces conditions, le moment était venu pour nous d'être relevés par un autre bataillon qui prendrait notre place dans les abris.
Quel beau jour que celui-là ! 
Alors, dès 4 heures de l'après-midi, tu commences par emballer tes affaires. Dès la nuit tombée, les domestiques partent furtivement à travers le champ de navets en emportant notre barda jusqu'aux wagons de chargement. Le train envoyé par le quartier général du Transport Régimentaire attend à 3 ou 4 miles d'ici pour prendre les soldats de tranchées et les amener vers les campements à l'arrière.
Mais nous ne pouvons pas quitter les lieux avant l'arrivée de l'autre bataillon. Après une interminable attente, nous entendons le bruit de bidons ballottant, de godasses qui se traînent dans la boue.  Des murmures commencent à aller bon train : "Ils sont là !"  Alors tu te rends compte que les autres soldats sont bien là et qu'ils prendront ta place dans ce satané bourbier.
Ce n'est que lorsque la relève est bien assurée que l'on peut quitter les lieux, pour rejoindre les logements de repos.
Nettoyer et quitter les tranchées demandent beaucoup de temps. Il faut même se donner la main pour nous extraire de ces mares de gadoue; alors qu'il fait nuit; et que nous sommes chargés comme des baudets avec tous les équipements! En avant pour un mile à traverser un bled que nous n'avons jamais pu repérer de plein jour.  Enfin, voilà la "grand- route" de laquelle pour pourrons prendre le départ, groupés, vers le cantonnement.
Je devais rassembler les différentes sections selon leurs armes respectives, matériel et munitions. Cela m'a pris deux bonnes heures avant d'arriver au train.
Quand tout fut embarqué… je donnais l'ordre de partir à pied, par cette route étroite et lugubre  qui nous menait aux endroits de repos.  Cependant, on savait apprécier cette marche très  pénible car elle nous menait à quatre jours de relative sécurité.
Nous avancions par ces longues routes étroites et plates, en repérant les faibles lueurs des fusées éclairantes par-dessus les cimes des arbres. Nous songions à la relève, ces pauvres diables. Tout en marchant, lorsque nous fûmes suffisamment éloignés pour oublier les lignes et leurs misères, nous avons commencé à chanter et à plaisanter à propos de  ce que nous allions faire durant ces quatre jours.  Nous passions à côté d'estaminets, des chapelles et des moulins à vent avant d'être arrivés  après 4 miles. Le bataillon s'est arrêté avec le plus grand des plaisirs pour se disperser vers les différents quartiers. Ma section et moi avons dû encore marcher un mile et demi, car nous logions à part, un peu plus loin, à la Ferme de Transport, aux environs du Romarin.  C'est une battisse couverte de la traditionnelle tuile rouge avec… une bonne odeur dans la cour intérieure.
A la ferme,
Epié par les Flamands,
A cheval,
A l'approche de Noël
Neuf heures. Nous entrons dans la cour de ferme. Mon sergent commandait la section qui rompait les rangs et s'étirait déjà alors que j'arrivais à peine. Je me débarrassais de mon attirail, de mon revolver, de mes jumelles de campagne, de ma capote, de mon "havresac".  Comme le sergent qui m'avait évidemment précédé, j'en profitais dès lors pour me faire un brin de toilette. 
Il apporta de la nourriture qu'il déposa sur la toile cirée couvrant une table. L'officier de transport et le commandant du régiment vinrent à ma rencontre. S'ils vivent dans cette ferme en permanence et ne vont aux tranchées qu'occasionnellement, ils partagent tous deux cet épouvantable esprit de guerre, et malgré tout, éreinté comme je l'étais et malgré l'envie que j'avais de prendre la poudre d'escampette, je les respectais.
Cependant, à trois, nous avons passé un bien agréable moment. Maintenant, nous recevions chaque jour un vrai petit-déjeuner, dîner et souper. L'officier d'intendance portait beaucoup d'intérêt aux efforts de MM. Forth et Masson au point qu'il les ajoutait  volontiers à notre menu.  Pour qui revenait de quatre jours de boue, d'humidité, d'obscurité et de fatigue et qui ouvrait la porte du logis, il régnait une ambiance chaleureuse pour se ravigoter.
Après le souper, je disparaissais dans l'arrière-cuisine pour me raser et faire un peu de lessive. Toute la famille belge s'était déjà retirée ensemble vers d'autres pièces, ce qui nous permettait de disposer exclusivement des chambres. Je n'ai jamais su combien de personnes composait cette famille, mais il devait bien y avoir le père, la mère et une dizaine d'enfants. J'en suis certain puisqu'un demi peloton de gosses me regardaient, avec leurs yeux tristes et bruns, pendant que je me rasais.
Le père, lui, continuait son boulot qui  m'amusait : il cachait ses navets sous des monticules de boue.  La mère par contre, était partout, à plus d'un sens du terme.  Elle pouvait, avec un sens infaillible, apprécier tout ce qui le méritait.  Son adresse télégraphique était "Fleecem". De plus, elle avait un sens inné du commerce. "Faire payer un maximum tout ce qu'elle vend", cacher tout ce qu'on recherche et, petit à petit, rassembler tout ce qu'elle pouvait, en nourriture particulièrement, qu'elle  rangeait dans sa cave de sorte qu'à l'avenir, elle ne craignait aucune pénurie de lard ou de jambon.
Ils avaient un ouvrier de ferme, un garçon épileptique, qui, je crois venait travailler, sans paie, en échange  seulement de nourriture. Il regrettera son contrat car l'alimentation en question, du bully-beef aux prunes, était souvent remplacé par des maconochies à la purée de pommes.  Mais, les provisions stockées dans la cave l'empêchaient, pour des années, de chercher une autre solution, au risque de crever de faim.  Evidemment, son travail n'avait rien d'intellectuel ni de spécialisé puisqu'il devait, deux fois par semaine, vidanger la citerne du milieu de la cour pour aller tout verser sur la cour devant la ferme.  Ou bien encore, il aidait son patron à mettre les navets en silo.
Après m'être lavé et rasé sous les yeux curieux d' Angèle, Rachel, André et compagnie, je me retirais dans ma chambre qui avait dû, autrefois, servir de remise à pommes. Vite, j'enfilais un pyjama et m'allongeais dans un coin, sur une paillasse, pour dormir.
Parfois, dans la nuit, on se réveillait par le bruit lointain du crépitement provoqué par des fusillades, aux environs des bois.
Ces quatre jours passés à la ferme furent pour nous des moments d'opulence. Bien sûr, il fallait exécuter des travaux de maintenance des armes, il fallait faire des exercices de "drill" avec la section. Mais, les soirées et les nuits furent infiniment plus joyeuses que celles passées dans les tranchées.
On pouvait se balader dans les alentours, lire, écrire du courrier ou dormir et encore dormir. Si on le souhaitait, on pouvait aller à la rencontre d'amis cantonnés plus loin ou encore faire du cheval. Mais, monter à cheval n'a jamais été et ne sera jamais mon fort.  Malheureusement, comme officier, j'étais l'un des quelques privilégiés à pouvoir disposer d'une monture. Je pouvais l'utiliser pour aller jusqu'aux tranchées, ou  me promener ailleurs, là où je le voulais, mais… cet avantage très convoité par ceux qui n'en avaient pas le droit, me laissait indifférent. Je ne suis décidément pas fait pour être de la "haute".
Quand le dernier jour arriva avant que nous ne repartions pour les tranchées, je fis quand même un peu d'équitation autour de la ferme.
Monter à cheval en Angleterre ou dans un pays civilisé est une chose, en faire à travers ce pays de Flandre entravé de trous d'obus, dans l'obscurité, la pluie, la boue qui colle, en est une autre.
Mon domestique n'avait pas oublié de seller mon cheval, de l'apprêter. Il était là, haut et maigre, devant ma section de soldats, bien en rangs. Je m'appliquai pour cette marche équestre en traversant la cour, en me hissant sur le dos du cheval puis, m'égosillais à donner quelques ordres à la troupe avant de se mettre en marche pour les tranchées.
Remercions le ciel que je ne sois pas entré dans la cavalerie. Les routes à emprunter n'avaient que deux yards de largeur, étaient bordées de deux profonds fossés et présentaient des ornières et des trous partout. Souvent, me suis-je crispé à mon cannasson lorsqu'il fallait croiser ou dépasser de gros camions. Imaginez, dans ces conditions, combien monter à cheval peut être facile !  Mais bon.  Durant toute ma carrière équestre effectuée en France, je n'ai décidément pas pris mon pied. 
J'avançais au devant de ma section, repassant devant les même maisons détruites, moulins à vent et estaminets. J'ai connu fréquemment des moments difficiles avec mon cheval : à croiser d'énormes camions munis à l'avant de phares éblouissants qui, subitement, s'éteignaient, plongeant notre route dans une obscurité totale.
Finalement, nous sommes arrivés à l'endroit de mettre pied à terre,… là où les cavaliers doivent à nouveau aller à "pattes", glisser dans la boue et décharger tout le matériel des wagons. L'entrée des tranchées se trouvait là, à nouveau, devant nous !
Ces aller et retour, bien rébarbatifs, se sont répétés combien de fois avant d'arriver à
Noël ?  Durant la période qui a précédé la Nativité, il se passa un événement dangereux qui rompit la monotonie. Une affaire anodine propre à notre attaque du 18 décembre que je raconterai dans le chapitre suivant.
Prévision d'une attaque,
Remblayer la boue,
Une nuit d'enfer,
L'attaque,
Incursion chez les Prussiens
Un soir, alors que j'étais bien pelotonné dans le fond de mon abri, et m'amusant à décrotter mes godasses, une tête m'apparut à travers la déchirure de la toile imperméable qui ferme l'entrée.
- " Le colonel souhaite vous voir, Monsieur !"
Aussitôt, je me traînais dehors et descendit les interminables tranchées sillonnant les champs.
pour atteindre afin le quartier des commandants, une rangée d'abris semblables.
Le colonel, assis devant une table de fortune, à la lueur d'une bougie et en s'aidant d'une carte, donnait des instructions à des officiers. J'attendais qu'il eut terminé, sachant bien qu'il voulait me voir en particulier, car mon job, avec mes mitrailleuses, reste toujours une mission annexe.
Brièvement, il m'expliqua ce qu'il souhaitait que je fasse avec mes armes, en précisant aussi les grandes lignes de la prochaine attaque. Sur la carte, il m'indiqua où il voulait me voir prendre position et termina l'entretien en ajoutant qu'il pensait bien que j'allais immédiatement reconnaître les lieux. Le temps pressait : l'offensive contre les Boches était prévue pour le lendemain.
 Après l'avoir quitté, je résumai la situation. Première chose : avoir une bonne vision du champ de bataille et placer au mieux l'armement pour une bonne coopération avec les fusiliers qui passeront à l'assaut. Mon sergent m'accompagna, ainsi, il connaîtrait également toutes les positions. Evidemment, il pleuvait lorsque nous partîmes dans la nuit pour cette reconnaissance à la Scherlock Holmes. Je lui expliquais l'idée de l'attaque et la partie que nous avions à y jouer. Les troupes, sur notre droite, monteraient à l'assaut tandis que nous, sur le flan gauche, nous allions les "protéger" en mitraillant à l'avance les lignes allemandes.  C'était clair.  Il me fallait aussi disposer d'un maximum d'armes, sur la droite de nos lignes, pour assister les attaques. Le sergent et moi avons très bien examiné les lieux  : c'était essentiel.  On avança jusqu'aux dernières tranchées de droite et, rampant par-dessus le parapet, inspections le mieux possible l'état du sol et les meilleures places pour les machines. Nous remarquions de suite que pour obtenir un bon champ de vision, il fallait modifier un peu le tracé de la tranchée.  Ceci nécessita le creusement de 10 yards supplémentaires en plus du travail d'installation des armes.  Il était alors 11 heures du soir et ce travail devait être terminé pour l'aube.
Il ne s'agissait plus de dormir et demain serait une journée très chargée. Vigoureusement, nous avons entamé notre diabolique mission. Toute la section, moi compris, exécutions ce travail de sape pendant que, de l'autre côté des lignes, les Allemands semblaient, cette nuit-là, ne pas tenir en place et se tenaient éloignés pendant que nous creusions. Assez profondément puisqu'il fallait pouvoir se tenir debout, sans avoir à risquer d'attraper une balle dans le casque. Cette idée nous faisait tellement horreur !  Une heure avant la fine pointe de l'aube, la position était prête. Il restait encore à la renforcer et la protéger par des sacs emplis de terre. La pluie et l'obscurité nous ont tous épuisés.  Adossés contre la paroi de la nouvelle tranchée, accoudés sur la pelle, nous contemplions un bref instant notre travail exécuté par cinq hommes, un sergent et moi, tous trempés jusqu'aux os, couverts de gadoue, sans avoir dormi ni mangé, à terrasser en silence, en remplissant des sacs de jute, l'œil toujours pointé sur l'est, avant que le soleil ne se lève.
Tout à coup, les premiers rayons apparurent à l'horizon avant que tout le travail ne fut terminé. Il fallait encore compléter le poste de la sentinelle. C'est alors que nous avons reçu quelques coups de feu des Allemands, nerveux, qui se doutaient bien que notre travail de creusement annonçait quelque chose de nouveau. Les balles qui claquaient contre notre tout nouveau parapet, fraîchement monté, nous rendaient un tant soit peu heureux d'avoir bossé si activement.
Nous étions contraints de terminer l'emplacement, alors, par intervalles, nous nous hissions jusqu'à la bonne hauteur et, après avoir crié à l'unisson "1, 2 et 3", nous jetions d'autres sacs remplis qui retombaient lourdement sur le haut du parapet. Chaque fois, une demi-douzaine de balles crépitaient par-dessus nos têtes ou ricochaient sur le parapet. Quel dur boulot ce fut !  Enfin, quand tout fut fin prêt, nous redescendîmes dans le fond de notre tranchée pour nous reposer un peu en attendant que l'artillerie lourde ne se mette à l'œuvre dès 6 heures.
Bien sûr, cette attaque n'était en rien comparable en importance à celles de 1915, basée sur les mêmes principes.  Celle-ci fut certes moins scrupuleusement calculée et mise au point, sans horaire bien établi.  L'objectif était cependant identique : envoyer vers l'Opposant des tonnes d'artillerie lourde suivies de shrapnel.
A six heures et demie, on entendit la première détonation. J'allais au bout de notre galerie vers notre emplacement pour surveiller les tranchées allemandes. Nous étions prêts pour faire feu sur le premier ennemi visible.  Après le bombardement, lorsque l'attaque véritable débuta, nous tirâmes sans relâche vers leurs lignes.  Quelques maisons isolées se trouvaient  dans notre ligne de tir mais nos mitrailleurs se concentraient surtout, à bien "arroser" la tranchée allemande.
"Crumph, bang, bang, crumph". Ce vacarme résonna durement et longtemps.  Du shrapnel  sifflait et éclatait tout le long de leurs lignes. Sous les explosions des obus répétés, l'opposé du champ de bataille devenait rapidement une succession de gros nuages de poussière noire. Des colonnes de terre volaient en l'air provoquant des fumées brunâtres comme des fontaines à jets d'eau qui giclent très haut.  Je pus voir bon nombre d'ennemis courant dans une de leurs galeries de communication peu profondes : apparemment, ils avaient l'intention de venir renforcer leurs premières lignes. Nous avons ciblé ces "compagnons d'infortune" et continué à tirer sans cesse sur l'ennemi.
A gauche, lorsque le bombardement se tut deux de nos compagnies entamaient une grosse fusillade. Un bruit confus de cris et de hurlements venant de droite, mêlés à de terrifiants crépitements de tirs de fusils nous confirma l'attaque. Sans arrêt, nous maintenions notre tir de protection.
Combien de temps cela dura-t-il ?  Je ne m'en souviens plus, car à la fin, complètement épuisé,  je suis entré dans un abri de soldat tout proche et j'entendis que nous avions pris la tranchée ennemie. Mais… vu la possibilité d'être pris dans un tir en enfilade, nous avons  dû, hélas, vite la quitter.
Telle fut ma première expérience vécue dans cette guerre de tranchées.
Quelques jours plus tard, alors que je passais par le "Plugstreet Wood" tellement dépouillé et misérable, je débouchais sur une sorte de clairière au milieu des arbres.  Sur deux rangées s'alignaient des monticules de terre brune, surmontés d'une croix en bois, vite assemblée.  C'est tout ce qu'il y avait là.
Avant de poursuivre mon chemin, je m'arrêtai, regardai ces tombes et me mis à réfléchir !
La veillée de Noël,
Une trêve dans cette guerre,
Les Tommies et  des Boches
Quelques temps après l'attaque décrite au chapitre précédent, nous quittions les tranchées pour regagner les cantonnements à l'arrière. Nous approchions Noël mais nous savions que nous passerions cette fête dans les tranchées puisqu'on y retournerait le 23 décembre.
Je me souviens avoir été très déçu de cette malchance, comme siquelque chose nous était tombé sur la tête. Mais aujourd'hui, avec le recul du temps, pour rien au monde, je n'aurais voulu manquer cet étrange et unique jour de Noël.
Nous retournions donc le 23. Maintenant, le temps était devenu beau et froid. A l'aube du 24 décembre, la journée, givrée,  s'annonçait calme.  L'ambiance de Noël nous marquait tous : nous essayions de décorer quelque peu avec n'importe quel moyen, de manière à ce que Noël  ne soit pas un jour comme les autres.  Des invitations à prendre des "petits repas" circulaient d'un abri à l'autre.  La veille de Noël fut, grâce à la bonne météo, tout ce qu'elle a dû être.
J'avais été invité à me rendre à un abri un peu plus loin, pour participer à un dîner plutôt spécial, sans l'habituel Bully et Maconochie. Une bouteille de vin rouge et un mélange de conserves envoyées d'Angleterre ont fait l'affaire.  Durant toute la journée, pas un seul obus n'a éclaté, et de plus, nous sentions bien que les Boches aussi aspiraient un peu de tranquillité.  Il planait un sentiment invisible et intangible par-dessus les marais gelés, séparant les lignes, où l'on se disait tous : "C'est la veillée de Noël pour nos deux camps, quelque chose nous relie !"
Vers 10 heures du soir, je sortis de l'abri où j'avais été invité pour retourner vers le mien. En arrivant dans mon secteur, je trouvais la plupart des hommes debout, rassemblés dans la tranchée, le cœur joyeux. Ca chantait, racontait, plaisantait à propos de notre veillée de Noël tellement contrastée par rapport au vécu des autres soirées.  L'un de mes soldats s'approcha et me dit :
-         "Vous pouvez les entendre clairement, Monsieur ?"
-         "Entendre quoi ?" demandais-je
-         " Les Allemands, là-bas, Monsieur, écoutez-les chanter et taper sur un objet métallique en guise d'accompagnement "
J'écoutais. A l'opposé du no-man's-land, parmi des ombres qui bougeaient, je pouvais entendre dans l'air glacial, un murmure de voix ainsi que quelques brèves mélodies de chansons que je ne connais pas. En allant sur la droite, on entendait plus distinctement. Je regagnais mon "trou" pour y trouver le chef de peloton.
-         "Entendez-vous les Boches qui provoquent tout ce chahut, là-bas ?"
-         "Oui, cela fait déjà un bon bout de temps"
-         "Venez, allons voir sur le coin de la tranchée, là-bas, c'est plus près !"
Avec beaucoup de difficultés, nous traversons notre nouvelle galerie, dure et gelée; nous grimpons au-dessus du rempart pour progresser à travers champs vers notre bout de tranchée, à droite. Tous deux, nous faisions silence et écoutions.  Un groupe de Boches s'improvisait à l'interprétation de "Allemagne, Allemagne, par-dessus…" En réplique, quelques-uns uns de nos bons musiciens à l'harmonica jouèrent des ritournelles de chansons entraînantes allemandes.  Tout à coup, en entendant des clameurs confuses des autres, on y prêtait mieux l'oreille. Cela s'enchaîne par des rires. Dans la nuit, une voix s'élève, en anglais avec un horrible accent germanique :
-         "Venez par ici !".
Aussitôt, un élan de joie plane au-dessus de nos tranchées d'où jaillissaient des rires et des airs d'harmonica. Lors d'une brève accalmie, un de nos sergents répète la demande :
-         "Venez par ici !"
-         "Vous, venez à mi-chemin, je fais l'autre moitié du chemin" répondit-on
-         "Avancez alors" répliqua le sergent
-         "Je viens aussi"
-         "Eh, mais vous êtes deux !" fit le sergent

Soit, après quelques méfiances et d'amusantes dérisions émanant des deux côtés, notre sergent s'avança entre les deux lignes. Rapidement, nous n'avons plus pu le voir, mais, à ce que nous avons pu entendre, dans ce pesant silence, nous entendions le début d'une conversation hésitante. Peu de temps après, le sergent revenait avec, en mains, quelques cigares et cigarettes allemands en échange d'un peu de Maconochie et une boîte de conserve "Capstan". Cette rencontre fut brève mais elle a apporté la touche qu'il fallait en cette veille de Noël : un peu d'humanité dans notre ordinaire routinier.
Après des mois de canonnades et de fusillades vengeresses, cette courte période venait nous redonner à tous un peu d'espoir au milieu de ces antagonismes monotones et journaliers. Notre ardeur et détermination ne diminuèrent pas pour autant, mais elles apportèrent une ponctuation teintée d'un peu plus d'humanité dans nos vies remplies de froide haine.
Vraiment bien tombée, cette veillée de Noël qui n'avait cependant rien de comparable à ce que nous allions vivre le jour suivant.
De bon matin, le jour de Noël, je me réveillai très tôt pour émerger de mon abri. Une belle journée s'annonçait : un ciel bleu sans nuage. Le sol, gelé et blanc, se muait devant les bois dans un épais brouillard bas. Presque une fiction, ce décor ressemblait aux cartes postales de Noël peintes par les artistes.
Dans cette ambiance de Douce Nuit, je me mis à méditer. "Comment cette haine est-elle possible, avec cette guerre, ces affres, en un jour pareil ?" Sentir cette Paix et cette Bonne Volonté devient indescriptible et agira sur le déroulement de la journée.  Effectivement, je ne fus pas loin de la vérité et de plus, j'étais conscient et heureux d'être là, dans ces tranchées, un jour de Noël, et d'être témoin en premières loges pour l'épisode exceptionnel qui prenait place.
La joie planait partout et apportait, en cette matinée, une sérénité qui nous faisait oublier l'inconfort du front. Une journée – type pour une déclaration de Paix !  En cette fête de Noël, quelle belle finale cela ferait !
Soudain, il me semblait entendre un long chant de sirène.  Chacun s'interrogea : "Qu'est-ce que cela ?"  Une nouvelle sirène retentit tandis qu'apparaissait une petite silhouette courant à travers la boue toute gelée. En agitant quelque chose, il se rapprochait. C'était un coursier du télégraphe apportant une dépêche qu'il me tendit. Mes doigts tremblaient en ouvrant le pli : "Arrêtez la guerre, retournez à la maison. Georges R.I."  A la vôtre !  Non mais… ce fut une belle journée, et cela était le plus important.
Se baladant par la suite dans les tranchées, en discutant de la rencontre la nuit précédente, on se rendit compte soudain, que là-bas, on pouvait clairement apercevoir un groupe d'Allemands.  Cheveux au vent, leurs têtes bougeaient par-dessus le parapet, sans la moindre précaution. La silhouette complète d'un Allemand se dressa maintenant pour regarder autour de lui. Il ne fallut pas longtemps pour que "notre Bert" se dessine distinctement sur l'horizon. Cette audace devint contagieuse. Ce fut le signal pour plusieurs Allemands à se montrer eux-aussi. Ils furent aussitôt imités par quelques-uns uns des nôtres, Alf et Bill, si bien qu'en quelques secondes, une petite dizaine de belligérants s'avançaient les uns vers les autres au milieu du no-man's-land.
Inimaginable ! Incroyable !
Moi aussi, je suis sorti des tranchées et me suis avancé pour voir.  Vêtu d'un uniforme kaki tout crotté, portant une peau de mouton et un passe-montagne, je rejoignis l'attroupement qui s'était rassemblé entre les lignes anglaises et allemandes.
Nous avons tous ressenti quelque chose de bizarre : Ici, devant nous, il y avait ces malheureux bouffeurs de saucisses qui, en déclenchant cette guerre européenne infernale, nous avaient, tout comme eux, tous plongés dans ce "merdier". Ce fut ma première entrevue à "huis clos" avec eux, les redoutables soldats de l'armée germanique. Nous n'avions pourtant pas un grain de haine, ni d'un côté, ni de l'autre, ce jour-là. Faut-il dire que dans notre camp, pas un seul d'entre nous n'avait eu l'envie de se battre et de s' entretuer. Cela ressemblait comme à une pause entre deux rounds pendant un match amical de boxe.
Nos allures vestimentaires différaient fortement. Nous, les Anglais, dans nos uniformes kaki, sales, boueux et déchirés, avec une grande variété apportée par les couvre-chefs (des passe-montagnes de laine, des cache-nez, des casques cabossés formions un groupe jovial, cordial, humoristique à côté des autres, les Allemands, sombres dans leur uniforme vert-de-gris, avec leurs bottes et leur casque à pointe, qui affichaient l'air impassible des Huns.
Pour être bref, mon impression était que nous étions franchement sociables, sincères et dotés d'un bon moral, en regard de ces gens moroses, sans imagination et pervertis par une culture qui les considéraient comme des objets dont on peut s'amuser !
"Regarde celui-là, la-bas, Bill" aurait pu dire "notre Bert" en pointant du doigt l'un ou l'autre énergumène, parmi nous. Parmi eux, je me suis baladé pour glaner autant d'impressions qu'il m'était possible de faire. Deux ou trois Allemands semblaient particulièrement s'intéresser à ma personne en me dévisageant de la tête aux pieds. L'un d'eux me demanda :
-         Offizier ?" Je hochais de la tête en voulant dire "oui", car ce geste est universel et… je ne parle allemand.
Tous ces gaillards voulaient se bien montrer amicaux, mais pas un n'avait la spiritualité franche des nôtres. Plus loin, les uns et les autres parlaient, riaient, s'échangeaient des souvenirs.  Un rien collectionneur, je repérai un officier allemand qui devait être un lieutenant. Je lui ai aimablement  demandé pour avoir quelques boutons de sa veste. Après avoir bavardé à deux, sans bien se comprendre à vrai dire, nous avons procédé à un échange. J'avais un couteau sur moi et avec précaution, je lui ôtai deux boutons que je mis en poche en échange de deux des miens. Pendant qu'on y allait à bavarder en onomatopées, l'un des "laager-schifters" signala qu'une bonne idée venait d'être émise : un Allemand revint de sa tranchée muni d'un appareil photographique. On forma un groupe tandis qu'il prit plusieurs photos. J'ai, depuis lors, toujours regretté de ne pas avoir convenu d'un arrangement pour me procurer un tirage. Sans doute, qu'aujourd'hui, cette photo bien encadrée trône sur le manteau d'une cheminée, montrant ainsi, clairement et sans équivoque, comment, un jour de Noël, un groupe d'Anglais perfides se sont rendus sans conditions aux courageux Allemands.
Lentement, le rassemblement se dispersa par un pressentiment partagé que nos autorités respectives n'apprécieraient pas cette fraternisation. Nous nous sommes séparé sur l'impression que cette compréhension mutuelle, amicale, servirait, après Noël, à aboutir à plus de tranquillité.
Ma dernière vision de cette trêve fut le geste d'un de mes mitrailleurs, coiffeur dans la vie civile, occupé de couper les cheveux anormalement longs d'un Boche, docile, assis par terre devant lui, en lui remontant sa tondeuse automatique le long de la nuque.
Des souvenirs,
Une balade à cheval jusque Nieppe,
Le thé du Quartier Général,
A nouveau les tranchées
Deux jours après Noël, nous quittâmes les tranchées pour repartir vers les logements à l'arrière. Deux journées qui furent certes paisibles mais hélas plus autant enthousiasmantes et amicales que le jour même de Noël. Les Allemands se déplaçaient en étant vus; et, nous, nous pouvions nous asseoir à l'aise sur le haut de la tranchée ou se promener dans le champ, derrière nos lignes.
C'est aussi durant ces deux jours que j'ai tenté de récupérer un fusil allemand que j'avais repéré depuis des mois. 
 Cette arme traînait là, à côté d'un ou deux soldats tués, gisant entre les lignes. Tant que la trêve de Noël n'eut lieu, cet endroit n'était pas particulièrement recommandable. Quand bien même, j'avais essayé de récupérer ce fusil plus tôt, la fin aurait sans doute été la suivante : une garniture de cheminée composée d'un casque bosselé et du revolver rouillé d'un lieutenant en second, quelque part dans une chaumière de la Prusse. Cela étant, après Noël, on pouvait y aller franchement et revenir bien tranquillement.
Lorsque nous nous sommes retirés des tranchées, cette fois, je pris le fusil avec moi. Après l'habituel retour équestre et périlleux vers la "Transport Farm", je me consacrais à me faire une bonne toilette et à me rassasier afin de pouvoir "fleurir" à nouveau pendant quatre jours.

Le temps était splendide pour se promener dans les alentours, pour exécuter du "drill" avec la section ou encore entretenir de plaisantes conversations avec l'agriculteur, propriétaire de la ferme.  Durant ce "congé", la plupart de mes amis voulaient aller à Armentières ou à Bailleul pour se divertir dans un milieu de vie civilisée. Comme eux, j'ai souvent souhaité y aller mais je me suis toujours retenu. Je pressentais que, en imaginant l'endroit où nous irions, il valait mieux pour moi rester dans l'ambiance militaire et non de laisser une quelconque influence extérieure venir prendre le dessus. Cette décision me contraria mais j'avais l'impression que je ne pourrais plus participer à cette guerre en me permettant ces sorties-là.
Personnellement, je pensais aussi que, au lieu de se retirer du front par périodes, rester pour des laps de temps plus longs… cela durerait moins longtemps.
Durant ce cantonnement de repos d'après Noël, démoralisé par ces derniers événements, je me permis deux exceptions :  un, chercher de l'argent auprès du Trésorier du Bataillon, à Nieppe et deux, m'y rendre à cheval.
-"Smith, dites à Parker de préparer mon cheval !"
Un tel ordre démontre comment une guerre aussi stupide peut changer un homme !
Par un bel après-midi, calme, j'enfourchai ma monture et partis. Quel plaisir à monter en passant à côté de wagons, de charrettes, d'armement et d'estafettes !  Dans la tête, une fois de plus, l'idée me trottait de m'éclipser au plus vite et retourner m'installer, en Angleterre. Alors que je m'approchais du village de Nieppe, et remarquais le flux intense du trafic, j'eus l'idée  de laisser là mon cheval, près d'un estaminet retiré, et de poursuivre à pied le reste du parcours pour arriver au bureau du caissier, en ville.
Là, une place pourrait bien convenir pour y laisser ma monture à quatre pattes. Je mis pied à terre et m'avança précipitamment, en boitant fortement, jusqu'au bureau.
Avec mes 100 francs de soldes, et profitant de cette occasion, je m'efforçai de visiter cette petite ville à la couleur rouge brique mais… sans intérêt et malpropre, toute recouverte d'une poussière orange provenant des cheminées d'usines, telle qu'on peut en voir aussi dans les villes briquetières d'Angleterre.
Après cette courte excursion, je retournai rejoindre mon cheval pour, épuisé mais heureux, rejoindre doucement la "Transport Farm". En cours de route, j'y rencontrai même un ami que j'avais déjà vu auparavant.  Puis, bien haut sur cette selle de cheval, à travers ces chemins boueux et inondés, seulement éclairés par les étoiles, je me mis à composer quelques vers, pour continuer mon petit poème.
Durant ce repos à l'arrière des tranchées, je fus à plusieurs reprises convoqué au Quartier Général de la Brigade où le commandant de l'artillerie habitait. Capitaine doté de grandes compétences techniques, il supervisait tout le dispositif de la brigade et assurait l'instruction à tous les nouveaux arrivants.  Avec lui, nous discutions de l'état et de la capacité de ma section ainsi que de nouvelles dispositions à prendre.Ces visites au Q.G. exigeaient, dans la mesure du possible, une tenue propre et correcte. D'autant plus que, c'est ici que le Commandant de la Brigade vivait. Après chaque entraînement aux mitrailleuses, l'habitude voulait que j'aille prendre le thé avec les autres gradés.
Je n'aimais pas trop ces convivialités. Les attitudes autoritaires de ces commandants m'humiliaient; et cela se terminait toujours par des sourires en déclinant ces invitations.
Comme officier des mitrailleurs du bataillon, j'avais à être parmi les soldats qui étaient corrects à mon égard. Et cela était très bien ainsi.

A présent, nous nous demandions comment nous retrouverions les Boches, lors de notre retour aux tranchées. Nous avions dans la tête encore tant de bons souvenirs que nous voulions vite y retourner et voir.  Un tel empressement est à féliciter mais… ce jour est venu suffisamment rapidement.
Mon retrait partiel de la boue,
Le village abandonné de St-Yvon,
Ma petite maison
Le séjour en tranchées qui suivit la péripétie de Noël fut marqué par des aventures et des… mésaventures. Durant cette fraternisation du 25 décembre, événement sans précédent, nous pouvions circuler partout sans risque. Nous avions aussi eu le courage d'aller jusqu'au vieux village mutilé, derrière nos lignes pour en examiner les ruines. 
Je n'avais jamais pénétré dans une localité dévastée aussi désolante, même de nuit, juste après Noël.  Elle n'attirait qu'occasionnellement notre attention que lorsque nous regardions de nos tranchées vers l'arrière. 
  Ce petit village ne ressemblait plus qu'à une douzaine de maisons et deux fermes mutilées et désertées. Enfin, durant cette période qui suivit Noël, nous commencions à élaborer quelques plans et ainsi, il avait été décidé de placer quelques hommes dans le village qui servirait de secondes lignes.
Le chef de peloton s'étonna d'être nommé pour commander les soldats postés dans le village. Donc, de nuit, il quitta avec son domestique notre triste tranchée avec armes et bagages, pour aller se positionner quelque part dans le village.
A partir de ce jour, nos conditions de vie sont devenues très pauvres : le froid, la pluie restaient aussi tenaces, la manque de confort s'aggravait de plus en plus. Quand mon collègue fut parti, je décidai, la nuit suivante, de lui rendre visite pour voir quel endroit il s'était choisi pour crécher. Je me souviens très bien de cette nuit-là. Ce fut la première fois que je réalisais mes chances de changer mes conditions de vie offerte par ce village : ce fut pour moi le début de deux mois de séjour dans un village. Un soir, après que j'eus terminé ma ronde d'inspection des armes, je quittai ma vieille tranchée pour traverser les champs à l'arrière et patauger jusque ce coin qui autrefois était l'unique rue. Comme j'ignorais laquelle de ces douze maisons démolies servait de refuge pour mon camarade officier, je remontai toute cette rue dévastée, gorgée d'eau et pleine de trous d'obus en inspectant les ruines. Au bout du chemin, à 400 yards des Allemands et 200 yards de nos tranchées, quelqu'un, tout sombre apparut subitement de l'ombre en me criant :
-         "Halte, qui va là ?"
-         "Un ami !"
-         " Passez, c'est bon !"
C'était la sentinelle postée au bout du village. Sur ma question, elle me donna un conseil quant au nouveau repère de mon ami.
-         "Dites, dans quelle maison se trouve M. Hudson ?"
-         "La petite, en bas, de l'autre côté, sur la gauche !"
-         "Merci !"
Je revins sur mes pas, par les ruines désertes de la rue à l'extrémité de laquelle je voyais le contour estompé d'une petite habitation, apparemment pas trop amochée. Elle était en retrait de 5 yards de la route. C'était cet endroit que la sentinelle m'avait clairement désigné. J'y repérai un trou dans le mur plâtré. Pas de porte d'entrée : elle avait dû voler en éclats. Tout était obscur, j'avançai à tâtons longeant les murs, trébuchant sur des débris, pour enfin trouver une ouverture qui donnait sur une pièce qu'Hudson avait choisie. Pas une seule lumière. La moindre source lumineuse serait repérée par les Allemands qui auraient tôt fait d'envoyer quelques projectiles.Je trouvai enfin une ouverture couverte d'un vieux sac que je repoussais d'un côté. Une grosse fumée suffocante m'assaillit au visage, tandis que je rampai à plat ventre à l'intérieur. Au milieu de ce brouillard de fumée, à côté d'un lamentable foyer, un homme était assis, le visage illuminé par le sautillement des flammes. Le reste de la pièce était plongé dans une mystérieuse obscurité.
-         "Où est M. Hudson ?"
-         " Il est dehors, parti inspecter les barbelés à l'entrée du village, Monsieur. Mais il sera de retour bientôt, s'ils sont toujours là !"
Je décidai de l'attendre et de visiter "la maison" entre-temps.
Ce fut la première masure dans laquelle je pus entrer depuis mon arrivée sur le front !  Quel endroit désagréable. Mais, il provoqua cependant un délicieux sentiment de confort à la pensée de pouvoir s'asseoir sur un sol carrelé, entre quatre murs défoncés et en dessous d'un toit endommagé. La plus minable des maisons du monde entier ne serait toujours qu'une amélioration par rapport à n'importe quel abri de nos tranchées !
Le local du devant avait été soufflé, laissant à l'arrière une pièce qui donnait sur deux appentis. Un grenier sous le toit de chaume défoncé en bas des deux versants chapeautait la bâtisse. Les murs intérieurs et extérieurs étaient faits de torchis bourré sur des clayonnages. Evidemment, une balle de fusil traverserait aussi bien de tels murs que du beurre. Cela devait d'ailleurs déjà avoir été le cas puisque le mur orienté vers les Allemands ressemblait à une passoire.
J'entendis soudain un homme poussant des cris furieux. Avait-il chuté sur ce mystérieux obstacle traînant à l'entrée et que j'avais remarqué ?  C'était Hudson. Il entra et me vit examiner les lieux :
-         "Hullo, tu es déjà là ! Comment va ?" s'exclamait-il. Vas-tu t'installer ici ?"
-         "Je ne sais pas encore – répondis-je – Cela n'est pas une mauvaise idée. Comme je dois tout le temps faire la ronde des mitrailleuses, tout ce que je peux et doit faire, c'est de me fixer sur une position centrale, et ici, c'est au milieu et cela convient aussi bien que dans les tranchées pourries que nous avions avant d'arriver."
-         "Evidemment, -fit-il – si j'étais à ta place, je resterais ici avec moi et irais voir  tous les postes à partir d'ici. Et si une attaque  surgit, tu seras plus à même d'aller d'un endroit à un autre que si tu étais embourbé dans ces fossés inondés.  Tu pourrais toujours te déplacer à partir d'ici quand une attaque ou un bombardement commence !"
Après mures réflexions, je décidai de quitter mon abri creusé dans l'argile pour venir m'abriter dans cette maison. Je repartis du village en direction des tranchées pour mettre au point des différents arrangements.  Arrivé à ma tanière, j'appelai mon domestique :
-         "Venez, Smith, je vais me fixer là-bas dans l'une des ces maisons en ruine. Notre endroit, ici, n'est pas meilleur que là-bas !  Et puis, toutes ces maisons offrent une bien meilleure vue que ces trous d'argile d'ici. Voulez-vous rassembler mes effets et me les portez là-bas, je vous indiquerai le chemin !"
Lorsque mes affaires furent prêtes, nous partîmes vers le village.
Ce fut donc mon dernier contact avec ces effroyables tranchées. Plus terrifiant, cela n'existe pas !
Ma nouvelle vie commença donc dans ce village et je remarquai vite ses avantages. Par exemple, il y avait peu ou pas de chance d'être bloqué par l'eau ou la pluie. Mais, mon "expérience" du front me fit supposer que d'autres inconvénients feraient surface. Mon instinct me dit aussi que le village présenterait une nouvelle forme de dangers et de craintes égales à celles qu'on peut avoir dans les tranchées mais…différemment ressenties.
Voilà.  Mon séjour à St-Yvon dura deux mois.
Mieux loti,
Des fortifications,
Les tout premiers "Fragments"
Durant la nuit, Hudson, moi-même, son domestique et le mien, nous nous sommes entassés dans cette battisse démolie…et ce fut un grand soulagement. Nous dormions avec notre capote à même le sol, aussi dur que la plupart des planchers, mais plus sale que tous les autres. Etre à sec et capable de pouvoir s'étendre de "tout son long" nous comblait de toutes déficiences. Hudson et moi occupions le local au mur perforé, les domestiques : la chambre avec le petit brasero, brûlant dans un petit seau.
Comme d'habitude, je me levai juste avant l'aube profitant de cette faible clarté du jour naissant, pour sortir furtivement de la maison, observer la localité et juger de mon nouveau refuge en regard des différents emplacements des mitrailleuses. Le jour étant levé, il me fallait me presser à regagner la maison vu qu'il était impératif de sauvegarder l'impression d'une maison abandonnée. Il fallait nous y cacher toute la journée ou alors sortir, ramper avec d'énormes précautions, descendre une légère pente à l'arrière jusqu'à l'orée du bois où nous savions que l'ennemi ne pouvait pas nous voir.
Je profitai de ce jour pour procéder à une inspection de la maison en me glissant partout pour essayer d'utiliser au mieux tous les avantages, si petits soient-ils. Pendant qu'Hudson était sorti pour examiner furtivement le village en ruines, j'eus l'intention de consolider notre fragile "château-fort" et l'aménager au mieux pour un peu plus de confort.
 Le plancher du grenier présentait un grand trou : je m'y hissai pour y monter. Dans ce grenier, comme je l'ai déjà dit, le bas des pentes avaient été soufflé, mais les pointes de pignon étaient encore présentes. A l'aide de mon canif, je creusai un trou dans l'un de ceux-ci par lequel je pouvais voir les tranchées allemandes sans commettre l'erreur de me faire repérer si j'avais regardé directement par les grandes ouvertures faites dans la toiture. Cela aurait d'ailleurs indiqué la présence d'un observateur et que la maison était occupée. Le trou en fente offrait un coup d'œil panoramique sur les tranchées allemandes, les nôtres et entre-deux, sur le champ du "no-man's-land". Sur le plan que je dessine (ci-dessus), on peut voir distinctement comment la maison se trouvait par rapport aux tranchées et notai donc qu'elle avait deux côtés dangereux faisant face aux Allemands.
Je me mis alors à explorer la maison. Coincées entre les briques de la souche de cheminée, ou enfoncées dans les boiseries de la porte et du gîtage  des balles étaient venues s'encastrer. Dans la paille qui traînait au grenier, je fis une découverte originale  : deux paires de petits sabots pour des gosses de 4 ou 5 ans, un ou deux vieux chapeaux écrasés ainsi qu'un matériel de filature et du fil.  J'ai emporté, chez moi, ces petites galoches comme unique souvenir de cette maison de St-Yvon et de laquelle je n'ai rien appris d'autre que les Allemands l'ont réduite en un monticule de gravas et de cendres de paille. A l'extérieur, tout autour, il y avait plein de "bazar" : la moitié d'une machine à coudre, un régulateur sans valeur, une sorte d'essoreuse à rouleaux avec des lamelles de bois (que j'ai utilisées plus tard pour en faire des étagères) ainsi qu'une masse de "brol" détrempé et sale.L'inspection terminée, je me faufilais par l'arrière jusqu'au bois pour voir la maison, vu de là-bas.  "Bon, me dis-je, tout est parfait. Nous pourrons voir sans être vus et cessons de penser à ce village, sinon cela risque de chauffer pour nous ! Mes opinions profondes à propos de la guerre de tranchées allaient beaucoup mieux depuis que j'étais arrivé ici, dans cette maison. J'avais retenu, par l'expérience des autres, que le meilleur conseil était : "N'occupez pas une maison !"
C'est tellement évident ! Ne serait-ce que pour le plaisir des artilleurs de tirer vers de telles cibles. Les dégâts sont bien plus visibles que ceux occasionnés dans des tranchées à ciel ouvert. Par contre, s'ils vous envoient "un pruneau" bien au centre, cela signifie généralement : "par ici la sortie, et pour les gens, et pour la maison". N'est-ce pas là l'objectif recherché par les hommes de cette guerre du 20e siècle ?
Malgré tout, j'avais décidé de vivre dans cette ancienne habitation, et si j'avais à me déplacer à l'entrée du bois, je le ferais avec les précautions élémentaires qu'amène le bon sens.
Hudson était rentré en même temps que moi.. Ensemble, nous discutions de la position du bâtiment et de tout ce qui nous passait par la tête : le couchage sur le sol, le repas de midi avec du bully et des biscuits, agrémenté de thé, de marmelade de prunes ou de pommes bien étalée sur les morceaux de biscuits. Nous parlâmes longuement sur la façon de faire pour apporter des fortifications ou des précautions. J'ai dit : "Ce que nous voulons à tout prix, c'est une issue de secours, quelque part où nous aurions une petite chance de résister au cas où ils nous bombarderaient.
Ensemble, nous décidions de fermer les baies causées par les explosions dans les murs en empilant des briques qui traînaient tout autour. Ainsi, nous pourrions dormir plus tranquille. Ce minimum de précautions nous suffisait pour commencer à vivre là. On verrait bien plus tard ce qu'il y aurait lieu d'apporter comme arrangements. Quoi qu'il en soit, pour l'instant, nous nous contentions de nos quelques propres améliorations qui nous protégeaient de la mitraille. Toute la journée se déroula avec précautions en de petites mises au point à l'intérieur; sortir exigeait encore une plus grande prudence, car il ne fallait jamais oublier le principe : "Ne pas se faire repérer dans le village". De nombreuses journées se déroulèrent ainsi, au milieu d'une paille sale et l'accumulation de saletés dans la maison.
A deux, nous bavardions, lisions, nous nous reposions et parfois nous dormions. Par le bas de l'ouverture, en dessous du sac qui obstruait la porte arrière, nous attendions la tombée du jour pour nous faufiler comme des vampires vers nos missions respectives. Ce fut durant cette longue et triste période qu'il m'est soudain venu à l'idée de réaliser ces croquis.
Cet épisode de ma vie sur le front marqua le début de "Fragments from France", mais ce ne fut qu'à la fin février qu'un travail complet et présentable, digne d'une publication sur papier, aboutit.  Dessiner n'était pas nouveau pour moi; bien avant la guerre, j'avais déjà fait des centaines de dessins humoristiques ou passé du temps à lire et étudier les styles de peinture et dessins. C'est vrai, j'ai toujours porté un intérêt énorme pour l'Art : chez moi, ma documentation le prouverait à quiconque.  Des tas de dessins réalisés autrefois pourraient en témoigner. Pourtant, ce ne fut pas avant janvier 1915 que je me suis résigné à mon destin dans cette guerre : mon esprit s'est fixé sur mon hobby préféré.  Dans cette petite maison de St-Yvon, cette passion m'est revenue et je n'ai rien fait pour l'en empêcher. Au crayon, j'ai recommencé à faire quelques croquis amusants que j'épinglais sur le mur de notre maison bien endommagée. Des plaisanteries aux dépens de notre misérable condition furent les premiers "Fragments".  Beaucoup d'hommes du peloton les dégrafaient si bien qu'après, je les retrouvais par hasard, sales et chiffonnés traînant dans les abris de terre. Après ces quelques croquis moqueurs réalisés sur des morceaux de papier grossier trouvés ça et là, j'ai commencé à dessiner directement  sur les murs. A l'aide de quelques morceaux de charbon de bois, je griffonnais sur les quatre murs de notre pièce. Sur l'un d'eux, à partir d'une entaille ronde provoquée par un impact de balle, j'ai représenté une grande explosion avec une silhouette d'Allemand qui déguerpissait.
Mes "croûtes" amusaient beaucoup ceux qui vivaient avec moi, ainsi que ceux qui se payaient occasionnellement une visite, pour voir. J'ai persisté et mon "chef d'œuvre" suivant fut la caricature d'un soldat assis sur un arbre, le regard évasif, fixé sur le front d'où il voyait un groupe de Boches corpulents marcher au pas, devant lui, le long des barbelés. Il devinait bien que quelque chose ne tournait pas rond mais il ne voulait pas baisser le regard. Ce dessin s'appelait "Le poste d'écoute". La sensation qui s'en dégageait était tellement familière pour la plupart, que ce fut apparemment une réussite.Ainsi donc, les jours se sont succédés en dessinant, lisant ou dormant sans parler du temps consacré à "bouffer" de la compote de pommes ou de prunes, du bully et d'autres délicatesses que notre pays très attentionné avait estimé être une bonne nourriture pour nous, les soldats.Deux périodes de tranchées se déroulèrent ainsi. Quand vint la troisième, un sursaut d'enthousiasme en même temps qu'une nervosité grandissante pour notre sécurité et celle de notre maison, nous décidèrent à vraiment fortifier notre place. La raison en était simple : depuis une quinzaine, les Allemands avaient pris l'habitude de nous offrir deux douzaines d'explosions, juste avant le petit déjeuner !  N'aimant pas beaucoup cela, la seule chose qui nous restait à faire était de nous défendre. Ce que nous avons fait.
Une idée géniale,
La bonne planque,
Le Bois de Ploegsteert,
En embuscade
En arrivant sur St-Yvon pour la 3e fois, l'habitude s'est maintenant installée que nous regagnons notre "cottage" tandis que le régiment s'en va se disperser dans les vieilles tranchées.
Il y avait néanmoins toujours du travail de nuit  à effectuer : déplacer s'il le fallait les machines d'armement. A ce moment, j'avais une mitrailleuse installée dans les débris d'une maison en ruine, située à 50 yards de notre "repaire". C'était une mitrailleuse de réserve qu'à mon initiative, j'ai apportée ici, pour la position centrale et sa facilité à être déplacée vers des postes plus menacés des lignes, et, également pour le fait qu'elle puisse nous être d'un très bon secours s'il fallait défendre le village.
La section de cette mitrailleuse vivait dans la vieille cave fermée, d'à côté. C'est cette cave qui me donna une idée. Quand je suis entré dans la maison, j'ai cherché à voir s'il y avait une cave dissimulée aussi. Mais il n'y en avait pas. D'où, l'idée : "Pourquoi ne pas en creuser une ? Et donc ainsi obtenir un endroit pour se réfugier quand une fusillade commencerait !"  Après cette bonne idée, je m'assis dans un coin, biscuit tartiné de compote à la main, pour discuter avec mon commandant de peloton. Il confirmait : c'était une bonne suggestion. Comme je me sentais emballé et bon bricoleur, je déclarai : "Je la ferai moi-même !"
Ainsi, Hudson se retira dans l'appentis et je démarrai mon ingénieux projet. Après avoir repoussé au plus loin les ordures qui encombraient la pièce, je sortis mon canif pour sonder le sol et sentir quelque chose de dur : de grands carreaux rouges, assez jolis du reste. J'appelai mon domestique Smith en le priant de m'apporter sa pelle pour me permettre de dégager une dalle carrée. La première ne fut pas facile, mais les suivantes s'enlevèrent aisément.
Sur huit pieds le long d'un mur et sur quatre pieds de largeur, j'enlevais toutes les dalles pour obtenir un rectangle de terre dure. Par chance, nous avons trouvé à l'arrière de la maison une pelle et une pioche ! Après avoir ôté mon passe-montagne et ma peau de mouton, je commençai à creuser un trou qui deviendrait une sorte de cave. 
Ce fut  un gros boulot sur lequel mon aide et moi avons pelleté et pelleté encore durant toute la journée. C'était un jour pluvieux et déprimant, avec un vent glacial soufflant à travers le vieux sac barrant l'entrée, plongé dans une demie obscurité et… avec beaucoup d'estime pour cette terre belge que  mon servant et moi remplissions dans des sacs de jute.  Ce fut un travail long et ardu qui me fit penser que le danger est peut-être préférable au terrassement.  M. Doan, avec ses pilules contre les maux de dos aurait bien fait de nous déléguer l'un de ses vendeurs avec ses échantillons, cette nuit-là !  Mais nous en sommes venus à bout  après deux jours. Il fallait maintenant couvrir cette cavité pour obtenir un bon "dug-out" (= un abri) en sous-sol permettant d'y vivre. La voûte fut unique en son genre : c'était un matelas  avec son cadre en bois, le sommier, renfermant encore des ressorts. J'ai trouvé le tout dans une autre maison en ruines. Je disposai deux piles en rangs de sacs de terre de chaque côté du trou de sorte que je puisse y poser cette vieille literie, avec la face matelas vers le dessous.  A l'intérieur du sommier, côté ressorts, j'ai tout simplement rempli de terre. Résultat final : une voûte d'un pied d'épaisseur avec une armature en ressorts d'acier. J'ai souvent craint par la suite qu'un des ressorts aurait pu subitement se déserrer à travers la toile rayée du matelas et nous transpercer comme… Jack l'éventreur.  Mais, cela aussi faisait partie de la guerre.
J'avais également prévu d'ajouter des sacs remplis juste contre le mur, et ceci jusqu'au plafond de la maison. Pour cela, quarante sacs ont fait l'affaire mais cela a demandé beaucoup de temps. L'ouvrage fut quand prêt dans les temps si bien qu'après nous avons même pu visiter les tranchées à une ou deux reprises.
Tous ces efforts nous ont donné plus de sécurité… enfin, rien qu'un petit peu plus. C'était du moins, mon impression.  Celle d'être relativement protégé contre tout, sauf des tirs d'obus. Nous savions de quel côté viendrait la menace… nous avons donc renforcé le plus possible l'épaisseur des murs de ce côté-là.  Terrés dans notre nouvelle planque, un pilonnage de "18" nous aurait sans doute fait sourire tandis qu'un obus "Jonhson" nous aurait complètement soufflé en un coup de vent.
Vivre dans cette maison et dans ce village nous motivait plus que dans les vieilles tranchées. En respectant un minimum de précautions, on pouvait ramper hors de la maison en plein jour, et par un petit détour se faufiler jusqu'à la meilleure position pour surveiller la scène. Derrière la maison se trouvait un bois – le grand Bois de Ploegsteert.
Dès les premiers mois de 1915, ce bois fut bien joliment malmené et plus le temps avançait, plus il souffrait. Des vieux fossés remplis d'eau le sillonnaient, le coupait en tout sens depuis que nous avions repoussé les Allemands hors des bois.  Des arbres cassés, des vieux fils barbelés traînant dans la boue, telle était l'impression majeure laissée à proximité des tranchées. Mais plus profondément en arrière, "Plugstreet Wood" était un lieu bien tranquille et fort joli pour s'y promener : des oiseaux sifflaient partout, les lièvres furetaient sous les broussailles touffues. De longs chemins avaient dû être tracés, coupant le bois de long en large pour atteindre l'un ou l'autre secteur du front. Mais il y restait des coins fort attrayants qui ne m'ont pas laissé indifférent
Cette possibilité d'errer dans ce bois, tout en pouvant atteindre les différents postes de nos positions m'a finalement mis dans l'idée que j'allais finir ma vie ici, dans cette maison, dans ce village en ruine, en Belgique.
Soudain, je songeai qu'avec la situation actuelle, je pourrais me poster dans une certaine ferme démolie, sur notre gauche, sous le toit et sans être vu.  A partir de là, j'étais certain qu'à l'aide d'un fusil, je pourrais viser un ou deux Boches, dans leur tranchée, tout près. 
Ce projet m'obsédait. C'est ainsi, qu'un matin (à nouveau comme Robinson Crusoë), je me rendis en rampant, avec mon arme "de chasse" et de cartouches, vers cette ferme sale et empestée. Trouver un bon poste de tir : tel était mon but. Au-dessus de moi, je vis une bascule dans un coin qui, si je pouvais y grimper, m'offrirait un point de vue sur la tranchée ennemie, à travers une petite ouverture dans la toiture à pannes rouges. Après avoir accroché une corde à mon fusil, je grimpai vers la balance, m'y hissai par dessus et récupérais mon arme. Quand mes pulsations cardiaques furent ralenties, je scrutai par un trou entre les tuiles. Une vue excellente. La tranchée allemande ne se trouvait qu'à 100 yards. J'étais certain maintenant de pouvoir voir un Boche aller et venir, et même de regarder au delà du parapet. J'attendis longtemps sur cette bascule avec mon fusil chargé devant moi. Sur le point d'en avoir marre de cette attente, et prêt à partir, je crus soudain voir du mouvement. Effectivement, un genre de manche à balai ou de bêche apparaissait au dessus des sacs de sable. Mon cœur se mit à battre d'excitation ! Un Boche se montrerait sous peu.  Finalement, j'en vis un, ou plutôt, j'aperçus brièvement un chapeau au dessus de la ligne du parapet. Une de ces coiffes rondes de gros tissus, avec deux boutons sur le devant.  Elle réapparut… je la distinguais clairement. J'épaulai mon fusil, visai cette cible et… feu ! Touché ? Le chapeau avait disparu. J'éjectai la douille chaude, et préparai une seconde cartouche quand… whizz, whistle, banc, crash… un obus arrivait droit sur moi et explosa dans la cour de ferme, derrière.  Paniqué, je ne bougeai plus !   De nouveau, un autre obus éclate dans la vieille étable juste à gauche !  Sans attendre, je me laissai dégringoler de la bascule, saisis mon fusil et me précipitai vers l'extérieur par les fossés longeant les champs à l'arrière et rejoignis les tranchées en rampant.
Lors de cette progression, j'entendis encore quatre crash d'obus lancés sur cette ferme. C'est à ce moment qu'il m'est venu à l'esprit d'un sujet de dessins : "Evidemment, il m'ont vu !". Je l'ai réalisé plus tard, aux environs de Wulverghem.
Arrivé à "ma" maison, je me faufilai dans ma cachette sous le matelas et réfléchis à ma mésaventure.  Ils doivent avoir repéré mon coup de feu à travers les tuiles et aussitôt pointé leur canon en criant : Snipingberg from harmenhausen hoch !" ou un ordre du genre.
Un épisode à ne jamais recommencer !
Robinson Crusoë,
Les tribulations d'une table
Notre petite planque creusée dans le sol ?  On l'avait vraiment rendue confortable :  un tabouret à trois pattes, du papier gris bouchant les trous dans les murs… Que pouvait-on souhaiter de plus ?  Cependant, il nous manquait quelque chose : une table !  On en avait assez des boîtes de marmelade qui se renversent sur les genoux alors que d'une main, on tient une tasse émaillée et de l'autre, le canif !
Comme nous le disions tous, une table serait un luxe.  Je ne voulus pas en dire plus mais, bien décidé et sans faire de promesse, je me jurai d'en trouver une, prochainement… comme une fée dans un conte !  Pendant la nuit, je réfléchis à mon plan.
Derrière nos positions, se trouvaient les ruines du château avec au-delà, une ou deux maisons abattues. Je n'avais jamais vraiment inspecté ce site dévasté, il serait donc bon que j'y aille jeter un œil avec… la permission du colonel.  Je ramperai jusque là puis explorerai les lieux, pour, espérais-je, trouver une table. Tout cela serait possible en se faufilant par la vallée trempée de boue, puis en rampant par les ruines des maisons démolies et des anciennes tranchées pour atteindre l'abri enterré du colonel.
C'est ce que fis : j'ai demandé à quitter la ligne pour aller vers le château et ses alentours. Armé de son stick (un morceau de canne de billard) le colonel me donna la permission.
J'arrivai au château. Quelle vue saisissante ! Impossible de deviner combien d'obus ont frappé cet édifice, mais à voir le résultat des décombres, ce fut un nombre impressionnant. Les pelouses autrefois intactes étaient couvertes d'objets qui n'auraient jamais dû se trouver là !  Par exemple : cette moitié de statue de Vénus enroulée au trois quarts dans un tapis d'escalier, ou, là, au milieu d'une des serres, la pointe d'un paratonnerre transperçant le tissu rembourré d'une chaise Louis XV.  Jamais, je n'avais vu pareil désordre !  A l'intérieur, les chambres de l'étage se confondaient avec les pièces du rez-de-chaussée qui descendait dans les caves !  Quel terrible carnage !  Je ne pus examiner plus longtemps l'intérieur : des blocs de maçonnerie et des poutrelles tordues barraient la plupart des portes et passages.  En m'éloignant de ces ruines, la tête pleine de mélancolie, je me suis dirigé à travers les jardins accidentés de trous d'obus, vers les quelques petites maisons situées derrière.
Celles-ci présentaient un meilleur état de préservation et valaient une visite. Dans la première où je pénétrais, je dénichai une table : la seule chose dont j'avais besoin. Elle était coincée dans un réduit, à l'arrière. Vert clair, juste aux mesures qui nous convenaient.  Il me fallait maintenant emporter cette table vers notre cabane mais avant, je voulus fouiller le reste de ce quartier en ruines. Dans la deuxième maison, je fis une fameuse découverte, très intéressante pour nous : sous un tas de bois de chauffage, remisé dans une dépendance, se trouvait un stock de charbon d'une valeur inestimable pour nous et notre "fire-bucket" (=brasero). Rien ne nous ferait plus plaisir par ce grand froid. Quand j'eus terminé mes investigations et bien vérifié que rien d'autre ne pourrait encore nous servir, je pris le chemin du retour. Il faisait noir maintenant et je pouvais marcher sans crainte d'être vu. Évidemment, j'emportai la table !  Pour le charbon, je reviendrais plus tard avec quelques sacs de sable à remplir. En attendant, j'ai recouvert ma trouvaille en la cachant le mieux possible (Sensation d'Ali Baba revenant de la forêt). Je partis avec ma table pour la trimballer pendant les ¾ d'un mile.  Après chaque 100 yards, je dus m'asseoir pour me reposer un peu.  Vraiment encombrante, cette table !
Avec mon fardeau, je repassais à nouveau à côté du château et traversais les champs avoisinants, en m'arrêtant par trois fois avant d'arriver à la route. Ma tâche était plus difficile maintenant, car j'avançais à découvert et à la vue des tranchées allemandes. Si c'était en plein jour, ils me verraient facilement. Heureusement, il faisait nuit, mais une fusée éclairante pourrait toujours me faire apercevoir distinctement.  En m'arrêtant le moins possible, je descendis la route avec la table sur le dos. J'ai néanmoins dû stopper une seule fois, dans un endroit exposé. Essoufflé, je posai la table et m'assis dessus.  Soudain, une ligne lumineuse fendit le ciel : une fusée éclairante jaillit. Malédiction ! Vite, je sautai en bas de la table et me suis caché avec mon meuble à quatre pattes, étendu et immobile dans un fossé en attendant que la fusée s'éteigne.
Enfin, une fois arrivé, je poussai la table dans notre repère à travers le rideau en jute.
Quel immense succès : juste ce qu'il nous fallait. Ce soir-là, nous avons pris le dîner assis à table comme dans le grand monde, en dégustant nos biscuits au pâté de crevettes. J'en profitai pour raconter mon incroyable récit de l'Eldorado et du charbon qu'il fallait aller chercher.  C'est ce que nous avons discuté !
Inondés jusqu'à la taille,
Résolus et motivés,
Un parapet de fortune

Vivre dans cette maison était en quelque sorte intéressant mais assez aventureux. De nuit, notre existence n'avait pas changé par rapport celle vécue à même la terre : le travail normal de tranchée devait être assuré  : apporter des améliorations engendrait une préoccupation sans fin, avec des sacs, des planchers, des abris, etc… Mon job particulier consistait essentiellement à consolider les positions des mitrailleuses ou à choisir de nouveaux emplacements. De longues nuits sombres et  mornes se sont ainsi succédées.
Les hommes de la section vivaient la plupart du temps dans les caves du petit village dévasté. Souvent, au cours de mes rondes nocturnes, par un temps lugubre, venteux et pluvieux, je pouvais rencontrer des groupes compacts d'hommes jouant aux cartes à la lueur d'une bougie posée sur un couvercle de bidon.  La plus belle loupiote que j'ai vue, fut celle fabriquée à partir d'une blague à tabac vide contenant de l'huile de fusil avec un morceau de chemise en guise de mèche.
Ceux qui liront mes histoires et qui ont auront vécu cette guerre plus tard diront : "Ah, comme c'était différent par rapport à maintenant !"  C'est vrai que j'ai observé pas mal de changements lors de mes dernières expériences dans ce conflit. Ils sont intervenus à partir de juillet 1915. Si ma participation depuis cette date peut être intéressante, je trouve néanmoins qu'un certain "romantisme" avait disparu des tranchées. L'"ancien temps", c'est-à-dire celui dès les débuts jusqu'en juillet 1915, était bien plus pittoresque parce que : précaire et primitif. Nos tranchées d'amateurs nous obligeaient à une vie plus rude et plus sommaire, ce qui rendait cette guerre plus pitoyable ainsi qu'épique !
Mais revenons à janvier 1915. Nos soldats durent affronter d'effroyables conditions climatiques. Il vivaient dans un long marais creusé sans même pouvoir utiliser les moyens modernes pour se protéger contre ces "inondations". Non, j'avoue que je n'aurais pas voulu rater cette époque-là, et je suis sûr, qu'eux non plus !  Ceux qui n'ont pas vécu ces conditions de vie ou qui n'ont pas eu l'opportunité de voir ce que nos hommes ont eu à endurer durant ces jours, ne pourront jamais vraiment saisir la réalité.
Un jour… de nuit, un commandant de compagnie vint me voir au village de St-Yvon et me dit qu'il voulait contrôler une partie des tranchées devenue invivable !  Il me pria de l'accompagner pour cette visite et examiner éventuellement une solution pour le positionnement d'une mitrailleuse. Son intention revenait à placer une machine à une place arrière et qui pourrait couvrir la "façade" occupée de cette tranchée. Nous sommes effectivement allés voir. Lui et moi avancions sur la route inondée en direction du champ derrière les lignes. Il faisait noir, un noir de suie. Il devait être 23 heures. Des bruits de canons venant du côté allemand tonnaient de temps en temps. Je m'en souviens d'un, particulièrement, qui nous fit sursauter.
Une espèce de rouleau-compresseur abandonné traînait sur un côté du champ. En passant à proximité, soudain, une balle siffla au-dessus de nous, très près !  J'ignore qui aurait pu être touché mais nous l'avons échappé belle !  Soit, nous avons poursuivi notre marche sur environ 200 yards, atteint un bâtiment démoli qui devait être une grange située entre nos lignes et celles des Allemands. Cette tranchée en mauvais état, que je n'avais jamais vue, devait se trouver là.  Des soldats y étaient présents : debout, adossés contre la paroi, muets et supportant leurs pénibles conditions. Par cette nuit toujours aussi opaque, l'ennemi se trouvait à 200 yards ou peut-être un peu moins. Il pleuvait à nouveau. Dans cette tranchée, inondée de trois pieds, les hommes avaient de l'eau jusque leur ceinture !  Sur le parapet de protection, presque réduit à zéro et n'étant plus qu'un mont de terre, les fusils traînaient dans cette boue. Les équipements baignaient sous l'eau, dans le fond. Ces hommes étaient là, apportant leur quote-part nécessaire à cette grande guerre, sans broncher ni rien dire.
Le commandant de compagnie et moi avions immédiatement élaboré un plan alternatif. A une courte distance en arrière, nous avions repéré la cave d'une maison complètement rasée. Si quelqu'un se tenait debout dans cette cave, il aurait une vue du terrain à hauteur des yeux. Voilà un bon endroit pour y flanquer une mitrailleuse. C'est ce que nous décidions en prévoyant aussi la pose d'un plancher couvrant une partie de la cave pour abriter les préposés.  Au bout de deux heures de boulot, cet aménagement était fin prêt. C'est aussi cette nuit-là que les hommes ont pu quitter leur bourbier pour partir en repos, comme prévu, vers les cantonnements arrière.
Seulement, nous n'étions pas trop satisfaits de l'invulnérabilité de cette cave pour notre mitrailleuse, et nous avons réfléchi à une autre situation. Nos galeries accusaient une courbe sur la droite de cette infecte tranchée.  Si nous installions une autre mitrailleuse à une certaine place de nos lignes, de manière à prendre en enfilade tout le terrain couvert par l'autre machine.
En inspectant la position envisagée, nous jugions nécessaire de réaliser un parapet anormalement très haut pour y placer l'arme. Sans être avare sur les sacs, on se demandait comment réaliser cela.  A pieds, nous sommes redescendus au village pour fouiner dans les ruines afin de dénicher quelque chose de solide et de haut pour supporter la mitrailleuse. Après une heure de recherche dans l'obscurité, d'escalade dans les greniers démolis, nous sommes tombés sur une… machine à coudre fixée sur une tablette en bois, avec, en dessous tout un système de poulie.  En un coup d'œil, une idée a surgi : il suffisait d'enlever la machine et d'utiliser seulement la table. Ce serait suffisamment haut et avec trois ou quatre sacs de sable, voilà qui ferait l'affaire. Après avoir démonté la machine à coudre de son meuble, nous sommes retournés vers la tranchée, avec notre trouvaille. Le parapet n'était qu'un amoncellement de sacs, d'argile et de vieilles briques provenant de la grange voisine.  Finalement, nous avons réussi à améliorer l'état du parapet et à installer la mitrailleuse, avec plein de munitions, dans une place, somme toute, pas très surveillée de la part des Boches.
Maintenant, nous étions rassurés et je suis certain que les hommes qui ont occupé ce poste, l'étaient aussi. Par contre, je suis tout autant persuadé qu'ils seraient restés là, comme auparavant, même si nous n'avions pas imaginé cette solution alternative.
Encore quelques nuits pluvieuses, toujours face au danger et l'habituel inconfort, il était temps pour nous d'être relevés. Allègrement, ces soldats quittaient le front pour aller se reposer dans les cantonnements,… en riant, en discutant, en fumant… comme toujours.
Les tirs de Johnsons,
Où va-t-il, celui-là ?
Publication du premier Fragment
L'exode vers où ?
Peu de temps après ces événements, nous avons vécu une sale période au village (de St-Yvon). Il avait été décidé, en haut lieu, qu'il était essentiel que notre petit hameau soit encore une place plus forte qu'elle ne l'était jusqu'à présent. Plus d'hommes y furent postés; d'autres tranchées autour et aux alentours y furent creusées, de sorte qu'elles formeraient une défense adéquate au cas où un désastre arriverait dans nos tranchées, toutes situées dans un rayon de 500 yards à partir du centre du village. Cela voulait dire aussi : travail de nuit accru et beaucoup plus de soldats présents dans les caves des bâtiments ravagés, durant la journée.
Chacun sait que, lors d'un rassemblement de soldats dans un même lieu, il est impossible d'empêcher que l'un d'entre eux ne se fasse voir; ou que quelqu'un ne provoque de la fumée en allumant un feu, ou, plus grave, pendant la nuit, qu'une petite lumière ne sorte de ces maisons en ruines mal occultées. Pour toutes ces raisons ou d'autres, les Boches ont pu suspecter quelque chose et ils n'ont d'ailleurs pas tardé à le faire savoir.
Chaque matin, lorsque nous nous groupions autour de notre petite table verte pour déjeuner, nous avions toujours droit à une demi-douzaine d'obus de 18 livres avec des conséquences diverses. Mais un jour, après avoir mangé en attendant la suite des événements, nous avons pu entendre un sifflement bien plus important, annonçant le tir d'un projectile plus lourd. Nos oreilles exercées reconnurent le bruit de la rotation en vol d'un obus "Johnson"… une pause… puis une résonance caverneuse  "Crumph". Nous regardions de toutes parts.
-         "Quelle pièce !,  Attention, un autre arrive !…"
Plus précis celui-là, sifflant en crescendo, entraînant un crash considérablement plus puissant et plus proche !
Aussitôt, nous décidons de quitter la maison pour aller nous planquer dans un fossé 20 yards plus loin en attendant que cela se passe.  Il est vrai que, sous des tirs d'obus, la protection dans une maison n'est pas sûre. Certes, notre gourbi convient pour s'abriter des tirs de fusils, mais du tout contre des valises telles qu'ils nous envoyaient maintenant.
En fin de compte, treize de ces lourds obus s'abattirent sur le village en un temps record. Un vieux bâtiment en ruine prit feu.  Les conséquences auraient pu être bien plus graves que seulement perdre une baraque si tous les hommes à l'intérieur avaient dû déguerpir à travers les flammes et la fumée, essayant de sauver leurs armes et leur équipement, tout cela sous la pluie des obus.
Un moment plus tard, nous retournions à notre "maison"  le long d'une large voie entravée  de trous creusés par ces "tuyaux d'égouts" explosifs. Un gros obus a même carrément soufflé la terre pour former une énorme marre aux canards au travers de la route.
Une fois rentré, je songeais aussitôt à une phrase que tout le monde se dit et qui serait le thème d'un prochain dessin pour "Fragment de France" ; "Où va-t-il, celui-là ?" en parlant de l'obus. Nous étions tous à l'intérieur de la petite maison, maintenant, pour regarder, les yeux tous écarquillés, vers l'extérieur.  Les Boches se furent calmés. Cette scène me procura une idée amusante et pathétique. Je crayonnais une caricature de la situation. Lorsque nous rentrerons au cantonnement, la prochaine fois, je fignolerai ce dessin et l'enverrai à un journal ou un autre quotidien. Quand ce fut notre tour d'aller en repos, le premier matin, j'ai recherché dans ma valise mon rudimentaire matériel de dessin, et sur une table circulaire dans la ferme, j'ai terminé ce "sketch" tout en regardant par la fenêtre vers une montagne de fumier, pour trouver l'inspiration.
Il fallait à présent l'envoyer. Mais à quel journal ?  J'avais bien reçu de l'un ou l'autre à la période de Noël, une collection de titres. Ils traînaient encore là. Un "Bystander" s'y trouvait. Après avoir tourné les pages, j'ai jugé de l'opportunité que mon dessin humoristique soit publié dans ses colonnes,… ou un autre journal. Finalement, j'ai opté pour le "Bystander", qui, je l'espérais, suivrait ma proposition. Comme j'avais l'adresse sur la première page, j'ai emballé mon croquis dans un rouleau de papier brun et l'ai posté au moment opportun.
Ne pensant plus à ce dessin, nous sommes repartis vers les tranchées pour un séjour qui s'annonçait plein d'excitation.
Après deux jours sous cette pluie incessante, dans cette boue constante et avec ce boulot interminable aux parapets, nous avons eu vent que nous serions relevés et déplacés. Chacun se demandait : "Où irons-nous ?"  Les avis étaient partagés. Certains disaient que nous serions rattachés à Ypres réputé comme un front "chaud"; d'autres pensaient que La Bassée serait notre destination, certes plus calme qu'Ypres. D'autres rumeurs circulaient aussi prétendant que nous partirions pour l'Egypte.  Et ces bruits existent toujours. Mais il se disait aussi que nous…rentrions en Angleterre.
La nuit suivante à ces on-dit, un autre bataillon arriva et après la remise de nos tranchées, nous avons repris la route pour… "quelque part en France".  Il devait être 23 H 30 lorsque la passation des lieux fut tout à fait terminée que nous quittâmess ces bonnes vieilles tranchées qui étaient les nôtres. "Good Bye" lançai-je à ma maison délabrée et en ruines. Avec mes hommes et nos machines, nous nous sommes en allés par la route de… Dieu sait où.
A plusieurs reprises, tandis que nous descendions à pied par la rue boueuse et avant d'entrer dans les bois par des chemins en rondins, nous jetions un regard en arrière. Là-bas, derrière nous, St-Yvon avec ses monticules de ruines au coin du bois, apparaissait sou un clair de lune filtré par les nuages, avec toujours cette même pétarade intermittente de tirs de fusils et de fusées éclairantes. Ce fut vraiment une séparation mélancolique devant ce décor désolant, nauséabond et détrempé. Nous nous rendions compte du confort dont nous avons profité, maintenant que nous le quittions. Quitter, pour aller où ? Telle était la question.
Arrivé à la route et après avoir supervisé le départ, j'ai appris de l'officier du transport, notre future destination. Le bataillon était parti en avant, ma section de mitrailleurs fut la dernière à partir. Nous devions nous rendre à Armentières et, autour de minuit, pour repartir avec armes et barda vers d'autres lieux que jamais nous n'avions vus auparavant.
A 2 heures du matin, on était arrivé : des logements avaient été prévus pour nous mais à cette heure, ce ne fut pas facile de trouver le quartier qui nous était alloué, sans l'assistance d'un guide. Le bataillon, lui,  était arrivé depuis longtemps et avait pris possession des lieux et… des lits.  Quant à ma section et moi, nous tournions en rond sur les pavés en quête d'un endroit pour dormir à Armentières. Je n'avais pas la moindre idée où aller. Personne ne pouvant nous le dire, nous avons défilé pendant une heure dans la ville comme un cortège de cirque quand finalement, nous avons trouvé notre logement : une grange. Enfin ! 
Vite, nous avons voulu profiter du reste de la nuit pour  l'avoir… ce repos bien mérité.
Nouvelles tranchées,
Une inspection nocturne,
La réponse du "Bystander"
Notre déplacement ?  Le jour suivant, nous découvrions le mystère !  La bataille de Neuve-Chapelle exigeait une toute grande attention et c'était là que nous allions, curieux, intrigués et pressés.  Il ne le fallait pas, pourtant. De bizarres démarches se déroulaient en coulisse sans que moi ni personne n'ayons appris quelque chose à ce propos; mais, quoi qu'il en soit, nous allions soudainement recevoir un nouvel ordre ahurissant.
Après une journée passée à Armentières, on nous a dit que nous tenir prêts pour repartir pour Neuve-Eglise,
 par la même route que nous venions de faire !  Nous savions tous trop bien ce qu'est la guerre pour ne plus s'étonner de rien, et, en silence, nous nous sommes préparés pour cette nouvelle longue marche de retour. Ce fut en plein jour cette fois, par une belle journée délicieusement calme, belle et chaude. Vraiment, cette promenade fut trop agréable et très intéressante par cette route qui va d'Armentières à Neuve-Eglise. Il avait été dit aussi que nous rencontrerions le général Sir Horace Smith Dorrien qui nous attendrait au Pont de Nieppe, un point de passage sur notre route. Chacun aspirait ce moment et scrutait vers l'avant pour voir apparaître Nieppe.  Je ne sais pas pourquoi mais j'avais l'impression qu'il se trouverait dans sa voiture, sur la droite de la chaussée. Pour ne point commettre d'erreur, je me mis à marmonner intérieurement pendant un quart de mile l'ordre suivant "Tête à… droite !"; ceci afin de donner bonne impression lors du passage en revue et pour le salut du général. Nous arrivions sur le pont quand, soudain, près d'un coin de rue, le Général était là… sur la gauche. Foutues, toutes mes répétitions. C'était ennuyeux… Mais, je suppose que personne ne doit s'attendre à ce que les généraux avertissent là où ils se trouvent.
Nous atteignons Neuve-Eglise à temps et regagnons nos anciens logements. Nous pensions tous que notre sort fut : "retour aux vieilles tranchées de Plugstreet" mais, par miracle… ce ne fut pas le cas.  Le 2e jour de cantonnement, un message me pria de rejoindre le colonel à son QG, à la ferme. J'y appris les nouvelles : nous devrons désormais occuper une nouvelle partie de tranchée, loin de Plugstreet, sur la gauche. Cette nuit-là, le colonel, les commandants de compagnie et moi-même partirions pour un tour d'inspection.
Début de soirée,… en avant marche par des chemins variés vers la nouvelle ligne de front. La région était toute nouvelle pour moi et présentait beaucoup d'intérêt. Après un mile et demi, la configuration du terrain changeait. Nous n'avions plus le relief des bois de Plugstreet mais bien une immense plaine, plate, très étendue.
Au crépuscule, nous passions par une longue route étroite bordée de peupliers, au bout de laquelle se trouvait une ferme sur la droite. Après s'être approchés, nous sommes entrés dans la ferme. C'était là qu'était le QG du bataillon à relever. Une ferme pas trop amochée. Le toit y était encore, ce qui me fit conclure que la vie, ici, était relativement passable.  On resta là quelque temps. L'ennemi pouvait nous apercevoir de loin, nous avait-on dit, car s'il voyait quelqu'un, il ne tarderait pas à "assaisonner" la ferme. Notre entrée nonchalante dans la cour de ferme ne fut pas trop bien accueillie, car elle était perçue comme la meilleure manière pour déclencher une opération qui aurait tôt fait de… souffler la toiture.  La tombée de la nuit nous a sauvés, j'imagine.
Dès la sombre obscurité, nous nous sommes mis en route, accompagnés d'un guide cette fois, qui nous mena dans les tranchées. Je suivis le colonel, mes yeux fixés sur les positions éventuelles des mitrailleuses, en mémorisant si possible tous les détails des lieux.
Je pense avoir parcouru quelque 10 miles, à travers des marécages immergés et d'anciennes tranchées insoupçonnées, encombrées de vaches et de cochons crevés.  A tâtons, nous marchions à travers ce champ misérable criblé de trous d'obus, examinant les fossés que nous aurions à reprendre.  Oui, vous seriez surpris comme il est difficile de s'y retrouver dans une simple ligne de tranchées si vous ne l'aviez jamais vue auparavant.  Vous ne serez pas capables d'imaginer le tracé des angles ni de saisir la situation de l'ensemble ou encore comment aller d'un point vers un autre. Vu la durée, je savais que l'on avait parcouru l'ensemble des tranchées, en passant par des couloirs, des galeries, des abris, des sapes. J'avais carrément perdu mon sens de l'orientation pour retrouver le chemin vers Neuve-Eglise. Les guides nous furent indispensables pour retourner au QG. Il aurait fallu une boussole, l'étoile polaire et une montagne d'espoirs pour retraverser ces immenses prairies  tellement lointaines, pour atteindre l'endroit où nous voulions aller, de l'autre côté, là-bas !
Un examen approfondi des tranchées vous était nécessaire pour trouver le plus simple et le meilleur tracé menant à la parcelle qui serait la vôtre, mais quand vous envisagez les différentes possibilités pour y arriver (avec les mitrailleuses) vous vous apercevez que la route sera longue et fatigante. En fin de compte, le plus important, n'était pas de prendre le chemin le plus court mais bien le plus sûr !
De nuit, nous avons effectué ce tour d'inspection en ayant progressé dans le brouillard, du début à la fin !  Une fois rentrés, à l'aide d'une carte, nous avons pu nous représenter la disposition des tranchées mais il a fallu du temps avant que nous l'ayons bien saisi, dans la pratique. Le jour suivant fut silencieux et énigmatique.  Nous savions tous que c'était un dispositif de tranchées difficile, bien moins plaisant que celui de Plugstreet. Les conversations que nous avions eues avec les occupants du moment dans les tranchées nous firent clairement savoir que l'ambiance pouvait être assez souvent "chaude".
Somme toute, on était là pour un bon bout de temps.
De retour à Neuve-Eglise durant la nuit, nous avons pris la relève de ces tranchées le jour suivant. Ce fut le début de ma mission sur Wulverghem
Lorsque nous étions arrivés tard dans la nuit, nous avions aussi remarqué que la poste était passée en avance. Y avait-il du courrier pour moi ?  Avant de rejoindre mon logement, je me dirigeai vers le local où l'on trie les lettres.
-         "Il n'y a seulement qu'une enveloppe pour vous, Monsieur" m'annonça le caporal-préposé. Il me la passa. Je l'ouvris et vis à l'intérieur une brève note et un chèque.
"Nous sommes très heureux de l'envoi de votre sketch "Where dit that one to go"  ? –signé  The Bystander. Ce fut la première pierre de  Fragments from France.

Wulverghem,
La Douve,
La passerelle de bois,
Le retour à notre ferme
"Sortir de la poêle à frire pour entrer dans le feu"… C'est ce que nous avons fait en entrant à Wulverghem, une localité plus excitante et plus précaire que Plugstreet. Fort de mon expérience du front, je considérais Plugstreet comme un coin tranquille. Depuis les expéditions décrites aux chapitres précédents, je n'ai plus eu l'occasion d'y retourner. En quittant Plugstreet, vous gardez d'assez bons souvenirs à propos de la boue ou des explosions d'obus.  C'était mieux qu'ailleurs.
  Par contre en allant à Plugstreet après avoir vécu sur le Saillant d'Ypres, par exemple, c'est comme entrer en maison de convalescence après une opération chirurgicale douloureuse.
Quoi qu'il en soit, nous sommes maintenant attachés à Wulverghem, ou plutôt aux tranchées qui touchent le début de la côte de Messines, à environ un mile de cet village déjà bien mal en point.  Il fallut deux jours pour s'installer. L'inconvénient  de ces tranchées était la distance importante qu'il fallut parcourir à travers la plaine, en transportant tout à la main, depuis le point de déchargement à la ligne du front. Nous avions donc encore un mile et demi à marcher, après avoir avancé, ensemble avec le bataillon, pour atteindre les tranchées, et les soldats mitrailleurs devaient tout emporter : machines et attirail nécessaire. Ce déménagement se produisait chaque fois que nous "montions" au front.
La contrée comprenant nos tranchées, ressemblait à une plaine boueuse, triste, avec ça et là, des bâtiments calcinés et ravagés. A notre droite, le ruisseau de la Douve s'écoule. A notre gauche, la tranchée accuse un angle replié vers l'arrière. A l'avant, la longue butte de Messines occupée par les Boches. Nos tranchées courent tout le long de la vallée, à leurs pieds. La vue dont profitent les Boches perchés sur leur position est "imprenable" : ils peuvent observer à des kilomètres à la ronde !  Qu'importe, cet inconvénient ne nous a pas trop embêtés pour arriver sur nos tranchées à l'autre bout de la plaine, et ce, malgré la difficulté engendrée par le transport manuel du matériel.  J'ignore quelle nuit de la semaine nous avons pris possession de notre secteur, mais je me souviens qu'elle fut longue ! J'étais le seul à avoir déjà "vu" les lieux auparavant : il faisait nuit et ce ne fut pas sans difficultés qu'il a fallu retrouver le chemin et les emplacements choisis pour mes mitrailleuses, chargé comme je l'étais,  avec ma section et son impedimenta.  Nous devons bien avoir marché cinq à six miles, cette nuit-là.  Nous tenions  le front sur une distance de un mile, et, avant cela, j'avais déjà parcouru le mile et demi mentionné plus haut, plus encore deux ou trois pour aller d'un bout à l'autre de la ligne. Il faisait très obscur, avec un terrain méconnu, troué comme du gruyère par les entonnoirs d'obus. En arrière poste, près d'une ferme, nous pataugions donc dans la boue pour aller vers les positions qui nous étaient ordonnés d'occuper.  A cette époque, mes machines à mitrailler était d'un type ancien : très lourdes. Les porter, ainsi que le matériel et les munitions,  à travers ce désert vaseux, demandait un effort épuisant et considérable.
Des rafales de feu occasionnelles ou des balles perdues "zippant" dans la boue tout autour rendaient la progression très difficile.  Le chemin pour arriver sur la droite des tranchées où des mitrailleuses devaient être installées, présentait une multitude de carcasses de porcs et de vaches mortes. Et chaque fois que nous voulions faire une petite halte pour nous reposer, nous avions l'impression d'imiter ces bêtes crevées : par conséquent, il n'y avait aucune difficulté à repartir.
Personne  parmi nous, n'avait la moindre idée de la nature du terrain qui nous attendait. Je l'avais bien vu, seul et de nuit, mais aucun de nous n'était déjà venu jusqu'ici.  Le début du parcours, partant de la ferme de débarquement, se situait le long de ce chemin communément dénommé "passerelle en rondins". C'était plutôt des planches courtes, rugueuses clouées en travers sur de longs bastings de bois.  Ce type de chemin est très fréquent sur le front et a certes, souvent venu en aide à l'Armée britannique pour se dépêtrer de la boue dans laquelle elle s'engloutissait.
Cette passerelle parcourait quelque 400 yards à travers les champs inondés de terre nue. Puis on arrivait subitement au commencement de la route. Une petite maison se trouvait à droite et en face de celle-ci, encore une vache crevée. Ici, nous avons tenté de nous reposer mais nous avons déguerpi aussi vite (les masques à gaz n'ont été introduits que bien plus tard).
A partir de cet endroit, la route étroite et longue montait vers Messines. Sur le droite seulement se trouvaient une ou deux fermes, ou plutôt, le squelette qui en restait. De nuit, le décor de ces tristes vestiges qui se découpaient sous la faible lueur de la lune ressemblaient à des épaves délabrées de vieux galions espagnols à la dérive. Passé ces fermes, la route était subitement coupée transversalement par une vilaine entaille : une tranchée de réserve !  Maintenant qu'on s'approchait de notre but, encore une autre grande ferme sur notre droite et qui sentait la peste !  Cette tranchée de réserve courait jusque dans la cour et disparaissait dans des ruines. D'après les observations et les inspections que j'avais faites, je savais que l'extrémité droite de notre position se situait un rien à droite de cette ferme. C'est ainsi que ma valeureuse troupe et moi décidions de passer par la basse-cour et de traverser en diagonale le champ d'en face. C'est ce que nous avons fait, cela nous permit de discerner à peu près tout le tracé de nos tranchées. Nous étions maintenant tout à fait à droite de la section contrôlée par nous, près du ruisseau de la Douve, et plus loin, sur la gauche s'étendaient toutes nos lignes. C'est le long de celles-ci que l'opération de reprise à l'ancien bataillon devait se dérouler. Il a fait là une bonne affaire en nous cédant le site. Ces tranchées-là ressemblaient à des gradins en formation, surtout à l'extrême droite. Elles étaient  faciles à gravir, mais dès que nous y grimpions, deux fusées éclairantes allemandes s'élançaient dans les airs pour éclairer tout le front. Grâce à cette lumière, je pus voir toute la situation et me faire une idée approximative de l'état de nos lignes. Nos parapets émergeaient-ils effectivement du niveau du sol ? Ou bien n'étaient-ils plus qu'un immense amas de sacs éventrés et éparpillés, vaseux entre les trous d'obus ?   Le secteur de droite m'est apparu vraiment curieux. Tout à fait différent de celui de St-Yvon. La première chose qui me frappa fut l'énorme quantité de sacs de terre utilisés et l'exactitude géométrique des couloirs de traverses, des marche-pieds, des baies d'ouverture, etc.  Dans l'ensemble et théoriquement, des tranchées bien supérieures mais néanmoins resserrées et étroites.
Je patientai après une nouvelle fusée pour regarder l'étendue du front; elle ne se fit pas attendre. Une autre s'éleva, belle, claire dans un ciel d'encre, qui me permit d'évaluer notre position par rapport aux Allemands et à la colline de Messines. Nous étions juste tout près d'un petit ruisseau qui se jette dans la Douve et qui passait juste devant nous, tout le long de nos positions.  De l'autre côté, le terrain s'élève immédiatement et progressivement vers Messines. Aux trois quarts de cette montée, les Allemands étaient là.
Lorsque j'eus planifié la disposition des mitrailleuses sur la droite, je déterminai les différentes équipes ainsi que leur emplacement dans les tranchées. Vu l'aspect du terrain, au-dessus des tranchées, tellement déblayé par le remplissage de sacs et par les entonnoirs creusés par les explosions d'obus, je trouvai plus rapide et plus simple de passer par les tranchées elles-mêmes en se frayant de force un passage entre les hommes debout et postés dans les larges couloirs. La longueur de notre portion à tenir devait mesurer un mile et trois-quarts, je crois.
Des pelotons apportaient dans toutes les parties des tranchées  les mille et uns détails pour rendre la vie plus sûre et plus confortable, dans la mesure du possible.  En  10 heures, j'avais mis en place toutes les sections. Alors commença une longue observation de toute la ligne pour me faire une idée générale des tranchées, le type de sol en face de chacun, les moyens d'accéder à chaque position et les éventualités pour installer d'autres positions.
Tout cela fut possible grâce à la complicité des fusées éclairantes accompagnées de tirs de fusils. Ces fusillades furent fort fréquentes cette nuit-là. Nous avons, en effet, passés la plupart du temps dans les tranchées de la Douve. Il s'agissait surtout d'une incessante succession de coups de fusils, interrompus par des rafales de mitrailleuses.
Bien vite, vous tirez alors la leçon que vous pouvez aussi bien attraper en pleine tête  une balle perdue accidentellement et par une nuit calme par une nuit de feu où cela tire de tous les côtés.
La première nuit que nous passions à la Douve fut relativement calme, comparativement parlant à ce pauvre gars du peloton avancé, qui passant par le jardin de la ferme, je précise, fut victime d'une charge en plein front !  Il n'y eut aucun doute : c'était une balle égarée ne provenant aucunément d'un tir de précision, étant donné que les Allemands ne pouvaient pas voir la ferme, dans une telle obscurité.
Je venais de terminer mon tour d'inspection quand je croisais le Colonel qui venait de tout superviser et de reconnaître la situation. Il me demanda de lui montrer les positions des mitrailleuses. Je redescendis avec lui vers la droite. Nous étions près des parapets, allant et revenant partout pour s'arrêter et rester immobiles chaque fois qu'une fusée éclairante naissait, puis pour repartir juste le temps d'entendre une ou deux balles siffler à nos côtés, en faisant "smack" quand elle s'encastrait dans un arbre, ou "plop" en s'enfonçant dans la boue.Quand le Colonel eut fini son inspection, il me demanda de remonter avec lui jusque son QG.
-         "Où dormez-vous, Bruce Bainrsfather ?" me dit-il
-         "Je ne sais pas, Monsieur" répondis-je, "Je pensais me fixer dans cette ferme (j'indiquai celle qui sentait si mauvais, près de la tranchée de réserve) et d'y réaliser une sorte d'abri en cave, s'il n'y en a pas, car, de cet endroit, c'est une position centrale pour toute la tranchée"
Le Colonel réfléchit un moment :
-         "Vous feriez mieux de vous installer à la ferme de la route pour la nuit, ainsi, de jour, vous pourriez décorer les murs de vos sketches" ajouta-t-il
C'était assurément une meilleure suggestion, un sursis en fait, vu qu'avant cette remarque, ma "chambre à coucher" pour la nuit ressemblait à une couche de terre étalée sur des chevrons calcinés appuyés sur un mur de la cour.
En suivant le colonel, je descendis la route par les "planchers en rondins" jusque cette vieille ferme entourée d'une douve, non loin de Wulverghem. Grand merci pour ce luxe ! J'aurai un plancher pour y dormir ! Avec un toit, en plus !  Et de la paille !  C'est magnifique !
Ce fut vraiment délicieux d'approcher les abords de cette ferme et d'entrer dans le bâtiment, sombre, lugubre et désert. Mais cela me procura une immense et intense sensation de confort, au regard de cette plaine obscure et en plein vent, coupée au loin par ces longues lignes grises de tranchées inondées, sous le ciel noir !
A l'intérieur, j'ai trouvé un local vide, avec un peu de paille sur le sol. Il y avait aussi un gros trou à travers le mur causé par un obus, mais, par quelques occupants prévoyants, ce trou avait été fermé par des sacs.
J'étais crevé. Tout habillé, je me mis en boule dans la paille et m'endormis !  Enfin !
Peintre et décorateur,
Le début de "Fragments",
Une nuit dans la gadoue
La nuit est relativement calme. Je dis "relativement" car, lorsqu'on doit se lever trois ou quatre fois pour voir si les crépitements successifs des coups de feu conduisent à de véritables affrontements, ou s'ils ne sont que quelques "pétards"… cela dérange quand même !  Par contre, si vous remarquez qu'une attaque commence, votre devoir d'officier vous appelle à courir sur un mile et demi vers le poste central pour superviser le département des mitrailleurs. A l'époque, j'avais l'habitude de penser que rester près d'une machine pouvait être la bonne solution mais j'ai appris, plus tard, que cette idée me gênait considérablement pour diriger mes hommes : la raison étant que, une fois installé sur un poste, il était pratiquement impossible, durant une action d'attaque, de me déplacer vers un autre poste.
Néanmoins, à la Douve, je découvris un chemin pour y aller, que j'expliquerai plus tard.
En cette première nuit donc, n'étant pas familiarisé avec les environs, je trouvais bien bizarre les bruits que j'entendis par le grand trou du mur. C'est vraiment mystérieux et étrange ce que peut faire l'écho des coups de feu dans le silence de la nuit. Je me suis levé et fait le tour de la ferme pour aller voir au bout de la route. Ce fut le silence total, excepté les crépitements des tirs intermittents et éloignés, venant de la plaine, au-delà des longues rangées de hauts peupliers  qui bordaient la route. Ces longs silences pouvaient se produire. Seul, le bruissement des feuilles se faisait entendre. Puis, subitement, très loin sur la droite, on pouvait entendre un faible grondement devenant de plus en plus fort : "Attention, là-bas !". Alors, progressivement, le silence revenait à nouveau, vous laissant seul, sans bruit avec la végétation muette ou avec les craquements des tireurs embusqués sur la crête de Messines.
Mon premier matin à cette ferme devait, selon la demande spéciale, débuter par la décoration des murs. Ce n'était pas un bien grand boulot pour celui qui ne peut pas sortir. Ce fut la même réflexion qu'à St-Yvon : "Il ne faut pas nous faire repérer et nous faire voir !"  De plus, dessiner m'aide beaucoup à faire passer le temps. Déjà, pendant le petit-déjeuner, j'examinais les murs de la pièce pour remarquer que je ne serais pas le premier à peindre ce local; quelqu'un, d'un bataillon précédent, avait déjà réalisé trois ou quatre croquis différents sur la cheminée. Mais il restait de larges espaces tout autour de la pièce. Ces supports muraux, en mauvais état, rugueux, d'une couleur gris-brun, semblaient être une couche grossière d'un enduit quelconque comprenant des "gruaux d'avoine" durcis.
Jamais, je n'avais songé qu'un jour, j'aurais dû dessiner sur un tel support mais, soit, je me suis organisé pour une première illustration. Dans la pièce arrière, celle qui nous servait de cuisine, je trouvai quelques morceaux de charbon que j'essayais, mais en vain. Ils étaient inutilisables : pas moyen de tracer un trait sur le mur. Ils glissaient en griffant ou en éraflant la surface. Alors, j'ai fait un genre de mixture que j'utiliserais comme une encre appliquée à l'aide d'un pinceau. Cela ne marcha pas non plus. J'étais désespéré quand mon domestique me signala qu'il pensait bien avoir mis dans mon paquetage un flacon d'encre de Chine lorsque que nous avions dû nous installer ici. Il alla vérifier et ses dires furent exacts : il découvrit la bouteille d'encre et quelques brosses, car il savait que j'aurais eu envie de dessiner.
Maintenant, je pouvais commencer ma nouvelle fresque sur les murs de la ferme de la Douve. Je passai le plus gros de la journée à ce job et essayant aussi de nouvelles techniques pour obtenir des effets différents. Mon matériel se résumait à de l'encre noire, deux pinceaux, deux crayons, un bleu, un rouge,  et … un mont de charbon de bois dont je ne pouvais rien en faire.
Parmi les esquisses que je fis ce jour-là, il y avait aussi les originaux des deux "Fragments". Le premier fut : "Evidemment, ils m'ont vu !" et l'autre : "Mon rêve pour les années à venir".
L'idée du premier croquis m'était venue lorsque j'avais ramené cette table à St-Yvon mais je n'avais pas imaginé le scénario à ce moment.
Mon travail de décorateur était interrompu par des intervalles durant lesquels je me baladais autour des bâtiments de la ferme. Je suis même allé dans le grenier d'une grange au fond de la ferme, donnant vue sur les tranchées. J'ai regardé à travers un interstice des tuiles et juste au même moment, un obus allemand arrivait en sifflant pour s'écraser à 500 yards sur la gauche. La phrase "Evidemment, ils m'ont vu" m'est subitement revenue à l'esprit sous la forme d'une représentation d'un observateur enthousiaste, dépassant de la souche d'une étroite cheminée tandis qu'un obus se dirige directement sur lui ! Je descendis les escaliers et me mis à  crayonner mon idée.  Avant que je ne quittais les tranchées, j'avais, cette fois, bien réalisé proprement le dessin pour l'envoyer en Angleterre. C'était mon second "Fragment".
L'autre sketch "Mon rêve pour les années futures" fut dessiné sur un mur d'une remise à patates, donnant sur notre grande pièce; le dessin occupait tout le mur. J'ai bouclé cette fresque en quatre heures, y compris les moments creux passer à rêver en regardant les ruines des alentours.
Maintenant qu'il allait commencer à faire noir, et que l'heure de ma ronde d'inspection approchait, je partis en début de crépuscule. Les autres officiers partaient généralement plus tard. Mais, comme j'avais un long bout de chemin à parcourir, et que j'aimais examiner le terrain, il fallait qu'il fasse encore un tout petit peu clair.
Ne sachant pas encore exactement dans quelle mesure l'ennemi pouvait nous voir au milieu de ces prairies de boue, je préférais progresser tout le long de la berge de la Douve, profitant des arbres pour jeter un œil d'observation. Je remontai la Douve pour aller jusqu'à un groupe de fermes que j'ai explorées. Quel ne fut pas mon étonnement : brûlées et démolies, leur ossatures dégringolaient lentement pour ne devenir qu'un amas nauséabond de briques et de terre. J'entrai dans toutes les pièces pour les fouiller. Presque partout traînaient des restants de vieux équipements de soldats, des boîtes de conserves vides et des traces de la propreté belge. De tristes reliques d'un cantonnement en formation : le souvenir réel d'une rude époque qui a précédé notre arrivée dans cette localité.
Je continuai vers une autre ferme, en passant par le ruisseau et le jardin. Il y avait là plein de croix de bois, grossièrement fabriquées et peintes en goudron blanc. Elles étaient destinées à marquer les tombes de ceux qui sont morts en gardant ces tranchées avant nous, au bas de la côte de Messines. Une nuit d'hiver, très noire et froide, ces fermes à la ruine, ces rangées de croix… J'y pense encore maintenant !
J'ai ensuite progressé vers les tranchées pour aller vers la vieille ferme à côté de la "tranchée de réserve", traversé la cour pour passer par le champ et entrer dans nos tranchées situées en 1ère ligne.  A St-Yvon, c'était plus aéré pour faire les tours de ronde nocturne. Ici, la vue était par contre bien plus pittoresque. Le paysage s'ouvrait plus sur l'horizon et, bien que les Boches ne pussent pas nous voir, ils s'amusaient constamment à tirer des coups de feu.
Réquisitionnant mon sergent à la première tranchée, lui et moi partions pour notre ronde. A deux, nous avons fait une longue observation approfondie des emplacements des mitrailleuses sur l'ensemble du terrain, avec la possibilité de déplacer celles-ci. Ce fut un très long travail quand finalement, je pus quitter les tranchées et retourner à ma ferme de la Douve, en traversant cette étendue désolante. J'étais éreinté, épuisé. En arrivant, lorsque j'entrai dans la grande pièce, je retrouvai le colonel qui venait d'entrer.
-         "Où est votre mitrailleuse du côté droit, Bairnsfather ?" qu'il me demanda
-         "En bas, sur la droite de la tranchée N° 2, Monsieur, aux deux saules à côté de la sape qui mène à la tranchée N° 1"
-         " Ce n'est pas une bonne place, que je sache. Il faudrait qu'elle soit plus à droite encore de manière à prendre en enfilade tout l'avant de nos tranchées !"
-         "Quand souhaitez-vous qu'elle soit déplacée, Monsieur ?"
-         "Il serait bon que ce soit immédiatement. Ce n'est pas bien qu'elle reste là !"
C'était dit !  Je savais ce qu'il voulait.  Je repartis donc aussitôt, pour ce mile et demi à travers la boue, pour déplacer cette mitrailleuse. Ce fut une mission épuisante, mais j'aurais déplacé toutes les batteries pour notre colonel. Il était dans la lignée des meilleurs officiers que j'ai jamais rencontrés. Tout le monde lui accordait sa confiance. Mieux que quiconque, il pouvait défier les balles, les obus, les bombes !
Lorsque je fus de retour pour la seconde fois de cette nuit, j'étais prêt pour m'enrouler dans la paille et me laisser bercer au son des coups de feu du lointain.
Bientôt  en permission,
Dick Turpin,
Des congés !
Notre premier séjour dans les tranchées de la Douve se déroula dans l'ensemble d'une manière assez monotone. De l'avis général, il fut même moins plaisant qu'à St-Yvon. Pour ma part, je ne partageais cet avis qu'à moitié.Il fallait l'accepter, mais une lueur d'espoir brillait et  me rendait cette vie à la Douve un rien plus supportable. En effet, bientôt, mon tour viendrait à être envoyé en permission. Depuis longtemps, j'attendais cela car, beaucoup d'autres l'avaient déjà été avant moi. Mon rôle ayant été suspendu !  Actuellement, les autorités permettaient l'envoi en congé de plusieurs officiers en même temps. Mon tour arriverait donc rapidement.
Pour clore notre premier séjour à la Douve, nous partions pour le cantonnement de repos par le chemin habituel, et là-bas, réintégrer nos quartiers respectifs. J'aspirais comme un fou après ce congé et je voyais la vie en rose. Même le tas de fumier au milieu de la cour de ferme semblait couvert de roses. On aurait dit que j'avais jeté un sac de confettis à la fermière.  Comme c'était enthousiasmant de penser à mon premier congé !. On s'organisait au mieux pour réaliser la moindre petite chose de mille façons différentes.  Comment pourrais-je transporter mes souvenirs à la maison ?  Je m'étais fait une belle petite collection : des douilles, des têtes de fusée, des boutons et ce fusil de Boche récupéré à la Noël.
Un beau matin (deux jours s'étaient passés), je recevais une note de l'Adjudant pour me dire que je pouvais "relâcher la bride". Cela me réconforta.  Mon moral était à présent remonté à bloc, qu'à nouveau, je pris la décision d'aller à Nieppe, à cheval, rien que pour le fun.
Sous un soleil radieux, je partis le long de la longue voie sinueuse, souriant à tout, tout autour : ce moulin à vent qui a perdu sa toiture, cet estaminet dont le pignon est défoncé. Bref, tous ces lieux me semblaient vouloir rayonner la paix et la bonne volonté. Arrivé à la grand'route, je trottais dans l'herbe du bas-côté jusque Nieppe.
En entrant dans le village, je croisai un ami qui partait, à cheval lui aussi. Il me cria quelque chose que je ne pus pas bien entendre.
-     "Quoi ?"
-    "Les permissions sont supprimées !
C'en était assez pour moi ! J'entrai dans Nieppe comme un cow-boy furieux. Je me dirigeai tout droit vers le QG de la division, fixai mon cheval à l'entrée et me précipitai dans le bâtiment. Là, je connaissais deux officiers.
-    "Qu'en est-il à propos des permissions ?" demandai-je
-     "Elles sont toutes suspendues !" fut la réponse.  "Mais si vous êtes rapide, vous aurez la vôtre quand même, comme vous êtes à l'arrière depuis assez longtemps et que vous êtes prêt à repartir…"
-     "Que dois-je faire ?" criai-je
-     "Voyez votre Colonel et demandez-lui de télégraphier au QG du Corps en le priant de vous laisser partir ! Seulement, vous devrez y mettre les formes !"
Cela, l'officier n'avait pas à me le dire !  Avant qu'il eut fini sa phrase, j'étais déjà dehors et prêt à grimper sur mon cheval. Aussi vite que je le pouvais, je quittai Nieppe pour cavaler vers le QG du bataillon. Quatre miles et sans perdre une seconde !  "Les congés annulés… les congés annulés…!" répétai-je continuellement alors que mon cheval galopait le long de la route !
Ce jour-là, je dois avoir incarné un très bon acteur de cinéma comme dans le film : "La chevauchée de Dick Turpin à York". Au virage de la route, je poursuivis ma cavalcade sauvage par les chemins menant au quartier du Colonel. Des chemins en zigzag.  En dépit de toutes les règles de prudence, je coupai court en traversant les champs labourés. Mon cheval a certainement dû apprécier puisque aussitôt, son allure fut plus rapide !  Après un premier raccourci, soudain, un large fossé barre la route.  J'eus un pressentiment.  A vouloir sauter par-dessus cet obstacle, je sentais que tous les congés seraient bel et bien supprimés et que cela me concernerait sûrement !  J'aperçus plus loin un petit pont étroit, sur la droite, à 50 yards.  J'ai tenté d'y conduire mon cheval pour franchir le fossé mais la bête s'était mise en tête de bondir par-dessus le fossé. Ce fut une terrible mésentente, comme entre Dick Turpin et Black Bess.  Au  bord du ravin,  il y eut une pause rageuse et écumeuse !  C'est finalement Dick Turpin qui l'emporta. Après quelques rondes à piaffer, il guida son fougueux coursier vers le pont.
Je parcourus la route qui mène au petit village. L'école s'était transformée en magasin du bataillon et le sergent responsable y était introuvable. Je descendis de mon cheval et l'obligeai à rentrer dans une classe par la porte pourvue de deux marches. Une fois attaché, ce canasson, essoufflé, dégageait par ses naseaux, de grosses volutes de vapeur sur une affiche didactique intéressante à propos de la vie végétale, avec les noms en latin !
Maintenant, trouvons le colonel. Son bureau provisoire du QG se trouve au bas de la route. J'y cours et heureusement, le colonel est présent. Je lui expliquai mon cas pour lequel il me promit de faire de son mieux; et il envoya même un télégramme. Maintenant, je ne pouvais rien faire de plus sinon qu'attendre la réponse qu'il m'a promise.
Après cet entretien, je retournai à l'école récupérer mon cheval et rejoignis tout doucement ma "Transport Farm". Là, j'ai traîné la patte tout le reste de la journée, convaincu que…"tous les congés seraient annulés".  Après le thé, le moral à zéro, je m'occupai sur quelques dessins.  Mais vers 18 heures, déprimé, je balançai tout et partis m'asseoir près du poêle pour fumer une pipe. Soudain, la porte s'ouvrit et un planton à vélo me remit un message :
-         "Voici une note de l'Adjudant, Monsieur !"
Vite, je l'ai ouvert : "Votre congé est accepté. Vous partez demain. Venez au matin, je vous donnerai votre billet de permission !"
Le train de permissionnaires,
Retrouvailles,
Londres, enfin,
L'instinct belliqueux
Il faut avoir été au front, dans les plus mauvais secteurs, pour goûter pleinement le plaisir de sept jours de congé. Et trois mois consécutifs de surcroît, pour avoir droit à ce privilège !
Quant à moi, cette exigence était satisfaite, j'avais donc le droit maintenant de partir en congé.
Le matin suivant ma remise de permission, je me réveillai tôt pour rassembler les quelques affaires que j'avais l'intention d'emporter. 
Oh, vraiment peu de choses. Seulement un paquet plus ma musette qui ne contenaient que mes "souvenirs". Je décidai aussi, qu'en allant à la gare, je passerais par le bureau d'ordonnancement. Deux miles pour prendre mon billet de train, au village plus encore un mile pour atteindre la gare.
Plusieurs gars m'ont même suggéré d'y aller à cheval, mais, je préférais ne pas courir de risque et partir très tôt, avec mon domestique. Mes bagages pesaient lourds, c'est vrai.
Dans le sac, il y avait quatre boîtes de "Little Willie", en d'autres mots, des boîtes en fonte d'obus allemands correspondant à nos "18-pounders".  Mon sac à dos contenait des têtes de fusées en aluminium et une grande douille d'obus de "Jack Johnson".  Quant aux nombreuses poches de ma capote, elles étaient toutes pleines d'objets variés : la paire de petits sabots trouvés dans un grenier à St-Yvon, quelques chargeurs de cartouches allemandes récupérés d'un équipement trouvé le jour de Noël et une collection de balles que j'ai extraites avec mon couteau des murs de la maison de St-Yvon. Le seul bagage à ajouter à cet inventaire était mon approvisionnement copieux et habituel en cigarettes "Gold Flake" que, de toute ma vie passée en France, je dois en avoir consommé autant qu'un Corps d'Armée aurait fumé.
Ce fut un vrai jour de gloire, ensoleillé avec une légère bise rafraîchissante. Tout paraissait lumineux. La vie en rose !  J'aurais volontiers dansé, sauté de joie tout le long de la route, mais je ne le pouvais pas !  Mon domestique, qui ne partait pas en vacances, aurait trouvé cela un peu fort. Les bras chargés de mes souvenirs, nous marchions vers le village pour enlever ma permission. Ensuite, avec un autre officier, cap sur la gare. Le train de permissionnaires était bondé d'officiers provenant de tous les bataillons différents.
Ne voulant pas créer d'ennuis à cette station, ni à moi-même non plus, je la mentionnerai dorénavant par "Crème de Menthe". C'était la même sale petite station que lorsque je suis arrivé. "Crème de Menthe", je l'appelle ainsi dans l'espoir de vendre un exemplaire de mon livre à son chef… de gare. En réalité, j'y voyais un chancre de bâtiments mornes et des rails envahis de végétation, avec d'un côté, un semblant de quai.
Nous avons pris le train avec une heure d'avance. En France, il est presque impossible de rater un train : ils partent toujours avec un énorme retard sur l'horaire. Celui de 10h15 démarre à 11h30; le 11h45 à 14h20, etc… Par contre, si vous manquez votre train, vous pouvez toujours prendre le suivant, et donc,… tout va bien.
Nous partons !  J'ignore quelle heure il est !
Si vos cherchez dans le dictionnaire le mot "locomotion", vous trouverez sa signification : "Action de se mouvoir d'un lieu vers un autre"; de "locus", un endroit, et "motion" , l'acte du mouvement.  Notre locomotive pouvait assurer la partie "locus"… mais à peine faiblement la partie "motion" !
Ca grinçait, ça crissait sur la voie délabrée. La machine gémissait, allant et venant dans la gare, en marche arrière, comme pour accrocher quelque chose à l'arrière du convoi, ou pour se ranger sur une voie de garage afin de laisser passer un autre train chargé de tôles de tranchées ou de compote de pommes et prunes !  Finalement, nous sommes partis mais ce fut alors, à la vitesse d'une fusée lors de son lancement d'essai !
Notre ardeur et notre enthousiasme de partir en congé fut sérieusement mis à l'épreuve et presque dissipée bien avant que nous n'atteignions Boulogne, dans la nuit   Mais, une fois arrivés là-bas, le fait d'être mêlés à la foule qui revenait ou partait en congé, et qui se pressait au buffet a vite fait oublier les aléas du voyage.  Tous les types d'officiers et grades de l'Armée étaient représentés. J'y ai croisé des colonels, des majors, des capitaines, des lieutenants ainsi qu'une foule de simples soldats, caporaux ou sergents; des infirmiers aussi et d'autres gens occupés par des fonctions militaires.  Chaque branche de l'Armée y avait ses représentants pour qui, le temps d'un congé était arrivé.
J'ai quitté le buffet pour faire un saut au Bureau du Transport. Tout en me frayant un passage à travers la cohue, j'ai rencontré mon meilleur ami !  Quelle chance formidable !  Je n'avais pas la moindre idée où il pouvait se trouver en France ou quand il pourrait partir en congé. Son job était tout différent du mien, et bien loin de la Douve.  Je l'ai connu il y a bien longtemps, lorsque nous étions ensemble à l'école. Le hasard aura donc bien fait les choses puisqu'il nous a permis de nous revoir fortuitement, ici, sans arrangement préalable.  Cette rencontre ma gonflé à bloc. A deux, nous sommes repassés au buffet pour nous raconter mutuellement nos aventures, tout en dégustant un poulet froid et du jambon. L'ambiance y était joyeuse, vraiment – toutes les pensées s'envolaient vers l'Angleterre.
Apparemment, presque tout le monde, ici, doit avoir pu éviter la gadoue et le danger que moi je connais. Soit !  Après tout, profitons de cette sensation privilégiée de pouvoir attendre ce bateau que nous avons tant attendu, pour partir sept jours en congé.  Tout autour de moi, les gens donnaient leurs dernières impressions ou leurs sensations du moment : "Imaginez tous ces pauvres soldats de la Couronne, pataugeant là-bas dans la boue, sur le front et qui n'ont qu'à attendre un seul ordre : ALERTE !!"  Aussitôt, chacun éloigne aussi de son esprit l'idée de ce qui se passera autour du buffet, le jour du retour !
Très tôt au matin, alors qu'il faisait encore obscur, nous quittons le port pour traverser la mer : cap sur l'Angleterre.
Décidément, je me dois de revendiquer le titre honorable du…plus mauvais matelot du monde. J'ai pourtant déjà navigué des milliers de miles sur l'océan, voguant sur des mers lointaines de l'Inde ou du Canada… mais les grandes vagues de la Manche m'ont rendu malade !  Je n'ai pas  et je n'aurai jamais le pied marin. Rien qu'à regarder les docks par la fenêtre d'un hôtel… ça me donne le mal de mer ! Je dois être allergique.  Ou bien, serait-ce  ces horribles menuiseries vernies pâlies baignées de cette odeur étouffante des tissus d'ameublement ?  Ou bien encore ces bouffées nauséabondes qui remontent de la cale des machines par les écoutilles ?  Je l'ignore, mais voyager en bateau, cela ne me va pas du tout.
Evidemment, la Manche était houleuse et cela se voyait au premier coup d'œil. Mais maintenant, je sais ce qu'il y a lieu de faire : directement chercher une couchette et espérer que cela se passe…  Et s'il n'y a pas de couchette, voyez le steward en préparant un pourboire !
En quittant mon ami bien à regrets, j'ai déniché une couchette pour le temps de la traversée. Arrivé à Douvre ou Folkestone (peu importe, j'étais trop barbouillé pour m'en préoccuper) on s'est amarré au débarcadère. Je me suis souvenu alors d'avoir demandé à mon vieil ami, en quittant Boulogne,  de garder mon paquet. Hélas, je ne l'ai pas revu, ni retrouvé mon paquet ! Une forte cohue se pressait sur la passerelle. Il fallut jouer des coudes pour trouver un siège dans le train à destination de Londres. Je n'ai donc point perdu de temps à essayer de retrouver mon copain. Il avait mon paquet, j'avais mon havresac.  Le train, anglais, démarra enfin, pour rouler vers Londres à travers cette belle et accueillante Angleterre. C'est une sensation qui vaut vraiment la peine d'être vécue que celle de traverser et admirer la campagne anglaise après des mois de tranchées, dans un train électrique roulant comme sur des coussins vous emmenant vers Londres
Toujours vêtu de mes mêmes vieux habits de tranchées, crottés de la boue de Flandre, je me baladais dans la gare de Paddington, puis occupais un siège dans le train stationné au quai N° 1. Après avoir récolté une quantité de feuillets et de magazines dans un étal de libraire, j'ai passé les deux heures qui me restaient avant d'arriver chez moi.
Durant ce trajet, je songeais à ce que j'allais faire pendant ces sept jours. A maintes reprises, je rêvassais et me voyais arriver à Paddington, pour ensuite me faufiler dans l'ombre de cette immense gare pour me rendre dans cette contrée ensoleillée qui est la mienne. On arriva à destination. Vite, trouver la sortie.. et, enfin,  me voici à nouveau dans mon propre pays.  Mes rêveries se transformaient en réalité !!
J'ai passé une semaine magnifique à Warwickshire durant laquelle j'eus la visite, pendant deux jours, de mon ami me rapporta mon paquet. Eh bien, porter ce sac rempli de boîtes d'obus à travers Londres, puis l'emporter quelque part à Aldershot pour enfin venir me le rendre sans rien avoir perdu… Ca, c'est un vrai ami !
Etant donné que j'écris ce livre pour relater mes errances en France, je ne vais pas ici détailler le bonheur de mes sept jours de congé. Sauf… le moment où il fallut repartir pour la France. 
Malgré les joies ressenties en Angleterre, comparativement à la vie en Flandre, un phénomène curieux s'est déroulé dans ma tête, à la fin de mon congé. J'étais anxieux d'y retourner !  C'est étrange, mais sincère !  D'une manière ou d'une autre, on ressentait bien que repartir crapahuter vers ce triste champ de bataille fut la seule chose à faire. Si quelqu'un m'avait offert un beau job, sûr et confortable, en Angleterre, je ne l'aurais pas accepté. Et je n'étais pas le seul à penser ainsi.  Je connais beaucoup d'autres personnes qui ont partagé ce sentiment : cet instinct de flibustier. Cette vie chaotique, sans dessus-dessous avait quelque chose de palpitant ! Presque tout le monde avait ce goût de l'aventure, et aussi le désir et la volonté de "bouffer" du Boche !
Via Londres, Douvres et Boulogne, j'ai vagabondé jusqu'à cette minable ligne de chemin de fer allant jusque "Crème de Menthe". Une fois de plus, me voilà dans de pays de boue, de balles, de cantonnements et de fusées éclairantes.
Ce fut une journée affreusement grise lorsque j'arrivais dans ce bled de terminus. Après une marche solitaire le long de ces petites routes désertes et remplies de gadoue, j'arrivais à ma "Transport Farm".
Avançant sous une pluie fine, je pensais à la maison, à Londres, à l'Angleterre, puis… au travail qui m'attendait. Un nouveau trimestre à traverser avant d'espérer avoir une chance de pouvoir repartir en congé. Le soir tombait. Au loin, je pouvais distinguer les grands peupliers penchés alignés vers la ferme. Au-delà : la route meurtrie et saccagée qui menait aux tranchées de la Douve.
Que de beaux congés j'ai vécus ! 
Le nuit prochaine, j'irai voir les tranchées de Wulverghem.
Retour de permission,
Au clair de lune,
Johnson'Oles,
Les Tommies et les "maussades"
Une curiosité instinctive
Comme je l'avais prévu, le bataillon épuisait ses jours de repos en cantonnement et s'apprêtait à remonter en ligne, la nuit suivante. La réaction de ce retour de congé me mit dans une humeur exécrable. Le temps était horrible, pourri, éternellement pluvieux. Quelle déprime !
Fini les congés, la pluie, encore et toujours des ondées, avec à nouveau ces tranchées boueuses et un avenir inchangé, sinon pire ! 
Et pourtant, malgré cette période démoralisante qui affectait tout le monde, maintenant et encore, je ne pouvais m'empêcher de sourire. Ce qui m'a toujours frappé et amusé, c'est le fait que le monde et donc les humains se mettent curieusement dans des situations fâcheuses et doivent alors passer tout leur temps à essayer d'en sortir.
Invariablement, mes réflexions  m'ont toujours amené à la même conclusion : j'étais là aussi, après avoir mordu à pleines dents dans cette opération de guerre, immense et incontrôlable, et, comme tout le monde, il me fallait la finir !
La nuit suivante, nous montions donc  vers les tranchées. Partis au crépuscule, nous sommes arrivés à nos couloirs de terre respectifs, quelques heures plus tard. J'ai parcouru toutes les tranchées pour voir si quelque chose avait changé depuis mon départ, et selon les ordres du colonel, commencé une série de changements de plusieurs positions de mitrailleuses.  Il y avait une tranchée dont le champ de vision était tellement voilé par une groupe d'arbres quelconques que j'ai estimé que le seul bon endroit pour la machine-gun se trouvait à l'extrémité droite, sur une route qui monte vers Messines. De là, il nous serait possible d'obtenir un excellent champ de tir. Mais cela signifiait aussi qu'il faudrait y réaliser un aménagement. Dare-dare, nous avons mis au point le travail de sorte que le soir suivant, nous pouvions entreprendre l'installation. C'était une nuit de pleine lune, je m'en souviens. Mon sergent et moi sommes sortis devant notre parapet, avons marché le long du champ et rampé un peu le long du fossé pour juger des possibilités des mitrailleuses. Ce clair de lune provoque une drôle de sensation. Tous les yeux ennemis semblent braqués sur vous et vous vous sentez vus très distinctement. Alors, vous vous imaginez qu'un Boche vous prenne pour cible qui dit en souriant à son voisin : "Attendons encore un peu qu'ils soient plus rapprochés !"  Tous ceux qui ont eu à sortir de leur tranchée ont vécu cette inquiétude.
Vraiment, c'est étonnant comme on peut bien distinguer, par une lune brillante, quelqu'un qui se balade de l'autre côté des lignes, assez proches. Cependant, nous avons quand même pu progresser librement sous cette lueur, devant les parapets pour examiner les alentours.
Le seul moment que nous avons vraiment appréhendé était quand un groupe d'hommes est arrivé de l'arrière pour assister l'ennemi dans une certaine besogne. Ces gens-là, n'étant pas habitués à prendre les précautions nécessaires ni capables d'apprécier ce qui peut bien surgir de la part de leurs voisins qui à 60 yards de là, les détestent. Ces hommes-là apportent généralement la panique en hurlant : "Là, faites gaffe, Harry !" une remarque lancée à tort et à travers. Résultat : trois fusées éclairantes tirées dans l'air glacial et une rafale de mitrailleuse nous frôle la tête.
Nous avons réalisé une excellente et solide position sur la route et l'avons bien utilisée par la suite. J'ai eu, par contre,  pas mal d'ennuis avec une autre machine qui était placée trop à l'extrémité gauche de la ligne. J'ai été obligé de la déplacer vu qu'il était très nécessaire de pouvoir couvrir une certaine route. Quand j'ai relevé l'autre bataillon, j'avais bien pensé que la position initiale apporterait des difficultés. Nous les avons eues. La nuit précédent mon tour d'inspection de cette tranchée, un obus est tombé juste à l'emplacement de cette mitrailleuse et à tout détruit, et, malheureusement tué deux hommes aussi.
Tout autour de ce secteur, il semblait que la mode était et à toujours été à l'utilisation des plus gros calibres. Un jour, en longeant la Douve, j'ai fait un point de la situation en mesurant et examinant chacun des trous. J'ai pris une photo d'un trou, avec mon képi posé au bord, pour, de manière comparative, pouvoir s'en faire une idée des dimensions. Il mesurait environ 12 pieds de diamètre et 7 pieds de profondeur. Le plus grand entonnoir repéré avait 20 pieds de diamètre sur 12 de profondeur. Mais, le plus impressionnant que j'ai pu voir, réalisé par un instrument de guerre autre qu'une mitrailleuse ou un obusier, était bien plus large et présentait des dimensions colossales. Je regrette de ne pas les avoir mesurées. Ce trou résultait de l'explosion d'un des tirs de nos mortiers. Autour de notre ferme, une série d'énormes trous aux dimensions immenses prouvent clairement l'acharnement odieux qu'elle a dû subir et subit encore. Mais, tant que j'étais là, rien n'est tombé dessus pour démolir le toit ou les murs. Depuis lors, j'ai appris que cette vieille ferme n'existe plus, elle a été complètement détruite sous les tirs ennemis. Tous mes dessins sur ses murs plafonnés sont réduits en poussière dans un monticule de mélasse entourée de flaques d'eau.
Donc, ce pilonage persistant sur la partie gauche de nos tranchées nous a forcés à une remise en place constante et nos parapets. Chaque matin, les Boches les abattaient, chaque soir nous les remontions. Nos soldats commencèrent à trouver cela amusant. Leur regard cynique et humoristique sur le sang-froid impitoyable des Boches les a rendus insensibles à tout ce que les Allemands peuvent penser ou faire de mal et d'affreux !  Comme une corpulente nourrice qui se contente de dire à un enfant capricieux : "Mais non, mon petit, il ne faut pas donner des coups de pieds et hurler comme ça !"
On pouvait même voir un groupe d'Allemands, flegmatiques, impassibles et moroses, s'affairer avec leurs airs à la fois sérieux et ridicules, ou lancer leurs obus tout en… "faisant la gueule". A l'inverse, de notre côté, nos hommes, en toute sportivité, leur répondaient de tac au tac. "Bert, en voici un pour le mess-officiers !" criaient-ils avec humour en poussant l'engin explosif dans le canon.
Maintes fois, au soir, j'ai dû aller réparer les parapets renversés ou les abris éboulés. Ces épisodes du front m'ont toujours servi d'inspiration pour mes dessins.
"La-bas, notre parapet bascule à nouveau", ce que j'arrangeai plus tard. Jamais, je n'ai réfléchi  à des thèmes pour mes sketches, le spectacle de la guerre qui s'offrait à mes yeux me suffisait pour toutes une série d'images. L'humour servait à écarter notre horrible malaise, sinon, la vie devenait insupportable… comme les pointes d'une herse qui vous rentrent dans la peau.
J'avais l'habitude d'inspecter toutes les tranchées et de rencontrer tous les commandants de compagnies et chefs de pelotons, dans la même tournée, comme je le faisais à St-Yvon. Ainsi, je connaissais très bien les détails de nos positions; ainsi que de toutes les voies possibles pour aller d'un point à un autre.
Lorsque je retournais, de nuit, à la ferme de la Douve, le plus souvent seul, j'explorais toute la large plaine qui se trouvait derrière nos tranchées.   "Il faudra aller jeter un œil à cette vieille maison sur la droite, ce soir !" me dis-je souvent. Par la suite, je repérais d'autres coins et fixais d'autres objectifs de "visite".  Quand j'avais l'impression d'être de la vue de l'ennemi, je m'aventurais dans ces masures en m'éclairant d'une allumette. Si j'y discernais quelques chose digne d'intérêt, j'y retournais le lendemain, mais avec une bougie cette fois, pour examiner plus profondément.  Toutes ces maisons de Flandre se ressemblent et contiennent à peu près toutes les mêmes souvenirs de la vie ordinaire et des occupations ménagères. Des tresses d'oignons, des vieux chapeaux de paille, des sabots mélangés à des vêtements sans valeur. Peut-être, ça et là, un parapluie ou un chapeau-buse témoignaient du pognon qu'il pouvait y avoir.
Après ces expéditions, je retournais à ma ferme en traversant la plaine, par les planchers en rondins ou en longeant la berge du ruisseau.



Une expédition diurne,
La tranchée… inutile,
"M'ont-ils vu ?"
La bonne embuscade
Notre ferme se trouvait à un mile des tranchées les plus proches et à 1 ½ mile du point le plus éloigné. Wulverghem se situait à ½ mile sur l'arrière de la ferme.
Avec le temps, ces tranchées de la Douve me devenaient de plus en plus familières, avec tous les détails de la contrée environnante. Chaque jour, je quittais la ferme par le petit pont de bois qui enjambait la Douve pour aller arpenter la région et tout inspecter. Un jour, le colonel exprima le désir de "passer en revue" le front, en sortant des tranchées, "de jour" et "sans être vu". 
Evidemment, tout le monde pouvait accéder aux tranchées sans être vu (sauf en certains endroits)  mais d'une manière prudente, profitant du moindre couvert pour s'y camoufler.  Mais voilà, visiter les alentours des tranchées, en marchant débout sans se faire repérer, c'était une autre paire de manches puisque tous les obstacles pouvant servir d'écran disparaissaient sur 100 yards derrière les tranchées.
Un tel défi me tentait !  Un matin, je suis parti en longeant  une vieille haie, de côté éloigné du fossé qui se jette dans la Douve, pour me diriger vers les tranchées. Alors, je me suis mis dans la tête qu'un Allemand  muni de jumelles observait toute la vallée du haut de la butte de Messines. Pouvait-il remarquer quelqu'un qui marchait dans le bas ?  Pour connaître la réponse, j'ai commencé ma curieuse progression jusqu'aux tranchées, avec toutes les précautions requises.
Furtivement, je me faufilais sur une bonne distance entre les arbres bordant la rivière. A l'approche des tranchées, le cours d'eau dessinait des méandres et les arbres se raréfiaient. On pouvait alors marcher d'un arbre à l'autre, parallèlement aux tranchées allemandes, tout en étant complètement exposé mais néanmoins hors de leur portée de fusil. Dans mon esprit, je m'imaginais déjà représenté sur une image, comme un gentleman muni de jumelles, alors que j'avançais au bord de l'eau, caché à moitié entre les berges. Dès que j'ai atteint les fermes, en rampant entre les fourrés et les murs démolis, en bondissant par-dessus les trous, je pus entrer dans l'une d'entre elles et je me suis reposé au milieu d'une pile de vieux habits, de boîtes métalliques vides et d'autres bricoles.
En grillant une cigarette, je me demandais déjà comment quitter cette ferme et retraverser tout cet espace découvert qui était certainement la plus grande difficulté.  Après la dernière bouffée de fumée, je recommençai ma parade… face à un autre problème. Je trouvais en effet très difficile de courir de l'avant-dernière ferme à la dernière tellement le terrain était dégagé, et tellement à la vue de l'ennemi.  De nuit, le problème ne se pose pas car l'on se soucie peu de se camoufler, et on avance !  Maintenant la question était "comment faire de jour ?"  Je me suis mis à ramper jusqu'au ruisseau et le longeai un bon bout, en essayant d'aller jusqu'à la ferme, à l'abri.  En arrivant un peu plus loin, à un étroit chemin carrossable, j'eus tout d'un coup une idée. Il y avait une tranchée de communication en zigzag (relique d'une période antérieure)  sur la droite de ce chemin, et qui devait apparemment traverser le champ pour rejoindre à quelques yards la ferme la plus éloignée. De là, par contre, j'aurais 100 yards en plus à parcourir.
Je pénétrai dans cette galerie de communication, profonde et étroite, qui coupe tout le champ.  A mon avis, cette galerie n'a jamais été utilisée à cause de son inondation constante. Quel travail inutile ce fut !  C'était une tranchée effroyable, avec un épais dépôt de mélasse vert foncé, une gadoue liquide d'un bout à l'autre.  Cette tranchée fut pourtant le seul et le meilleur accès vers la ferme. Je m'y résolus à la traverser, quitte à être trempé jusqu'aux os mais c'était inévitable.  Je m'avançais dans ces fossés de glaise puants; à chaque pas, je m'enfonçais jusqu'aux cuisses dans cette vase noirâtre. En certains endroits, elle était tellement profonde que je dus m'appuyer aux parois : les pieds d'un côté, les mains de l'autre. Très lentement, je pus avancer.
Finalement, j'étais à l'autre extrémité; je me suis assis pour souffler un peu et réfléchir. A peine assis, une balle ricocha soudain sur le rempart d'argile et me frôla. "Serais-je repéré ?" m'interrogeai-je.  "Je vais voir, par précaution, avant de continuer mon chemin."  Je mis mon casque au bout d'un bâton et le monta à hauteur du parapet, juste au-dessus en le déplaçant, en deux ou trois endroits, afin de déclencher un autre tir éventuel, mais il n'y en eut pas !  Donc, la seule balle qui ma siffla par-dessus devait être une balle perdue, et je poursuivis ma route
En me faufilant recourbé tout le long d'une ondulation du terrain et en rampant d'un arbre à l'autre, je pus enfin me lever dans notre tranchée de réserve d'où je pus voir, pour la première fois et "en plein jour" toute l'étendue de nos lignes, les tranchées allemandes et tout le paysage en général. D'un seul coup d'œil, j'inspectais le panorama.
Devant moi, il y avait nos tranchées de premières lignes, suivies du tracé laissé par le petit ruisseau qui se jette dans la Douve plus à droite. De l'autre côté de ce fossé, le terrain commence à monter doucement avec une longue côte vers Messines. Là-haut, je pus apercevoir tout un groupe de maisons en briques rouges, toutes démolies, avec, au milieu la vieille tour grise.  Mais, à une distance de deux ou quatre cent yards avec le village, s'allongent les lignes germaniques parallèles aux nôtres, avec leurs barbelés qui brillent sous le soleil matinal.
- "D'ici, c'est une très bonne place pour une sentinelle surveillant la colline, on voit tout ce qu'il faut voir"  Après un bref inventaire du décor, j'entrepris ma route de retour vers la ferme.
Quelques jours plus tard, ils installèrent un poste de surveillance à cet endroit, et le capitaine, un ami avec qui j'ai passé beaucoup de tristes nuits à St-Yvon, s'y installa. Il était le meilleur tireur d'élite du bataillon, un expert du tir en embuscade qui, je le suppose, aura dû faire une bonne "chasse".
Notre ferme embourbée,
Wulverghem, son église et son presbytère démolis,
L'artillerie lourde,
Une ferme en feu
Notre ferme faisait partie d'un groupe de trois ou quatre, toutes séparées de quelques 200 yards. Sans doute la plus grande, elle fut aussi la plus épargnée de toutes. De style flamand, elle se composait d'un long bâtiment à trois ailes entourant la cour de ferme, avec, au milieu, une citerne ovale recueillant les détritus et l'eau de drainage.  Elle se différenciait toutefois par un large fossé qui l'encerclait et donc, la valorisait.
Autrefois, cette citerne devait avoir été efficace car, lorsque que je suis 
arrivé, elle contenait de l'eau. Bien vite, elle devint une fondrière avec, en surface, de larges trous causés par l'artillerie. De l'autre côté de la ferme, plus sec celui-là, j'ai découvert une rangée de tombes; leurs croix grossières et abîmées traînaient sur le sol. J'ai essayé d'y lire les noms : ils étaient tous Français. Des noms de héros qui ont participé à des actions, il y a quelques mois. Plus loin, par les champs, toujours derrière la ferme, je trouvai encore plus de tombes françaises, entourées d'une clôture rectangulaire posée à la hâte avec du fil barbelé et des piquets. Chaque tombe était surmontée de la casquette du soldat tué. Seulement, après des mois terriblement venteux, ces coiffes se sont envolées plus loin dans l'immensité argileuse : ainsi commença l'inscription en toutes lettres des noms sur les croix.  Quelques mois plus tard, les croix, les monticules, les couvre-chefs, tout fut englouti dans le champ de bataille des Flandres.
Au-delà des champs, à ½ mile de distance, se trouve Wulverghem, qui, vu de la Douve, semble être un village coquet et attrayant. Entre des arbres, s'élève la tour de la splendide vieille petite église qui domine les toits rouges, groupés tout autour. Selon moi, ce fut une très belle localité où avant la guerre, il devait faire bon y vivre.
J'y suis allé, un jour.  Mais ce fut le plus bel exemple que j'ai vu de ce que les Prussiens ont apporté aux villages belges. Des deux côtés de la rue en ruine, les maisons n'étaient, pour la plupart qu'un tas de tuiles, de briques et de boiseries cassées. D'énormes trous d'obus ponctuaient la rue. Parmi tous les villages mutilés que j'avais déjà vus, celui-ci était certainement le plus atteint. Je me suis décidé à explorer quelques maisons et l'église.
A commencer par celle en face de l'église, ce fut une bien belle battisse avec une dizaine de pièces. Un vrai capharnaüm. L'évacuation a dû se faire dans la précipitation. Je pénétrais d'abord dans la pièce à droite en entrant pour découvrir aussitôt, par la présence de livres et d'images que c'était la maison du curé.
Dans quel état lamentable elle se trouvait !  Des livres religieux en français et en latin traînaient par terre dans un tel désordre; certains avaient la couverture ou la moitié des pages déchirées comme par l'effet d'une explosion. Des images bibliques ou pieuses abîmées, des objets de piété cassés pendaient aux murs ou traînaient sur le sol. 
Un large impact d'obus trouait le mur extérieur de la façade, provoquant ainsi une entaille et le détachement de la fenêtre. Des briques, du papier peint encombraient le local, cachant même un grand meuble-secrétaire. Des papiers personnels traînaient partout. Le reste d'une persienne et la moitié de son rouleau pendaient dans la baie de la fenêtre qui avait perdu son châssis. En balançant sous l'effet d'une légère brise froide, ils se cognaient, lugubres.  Imaginez cette scène dans un presbytère de ces belles régions luxuriantes de l'Angleterre et vous vous rendez compte de ce que la Belgique a dû accepter de ces Teutons déments !
J'ai visité toutes les pièces : elles se trouvaient presque toutes dans le même état.  A l'arrière de la cure, le fouillis était complété de boîtes de rations vides et de vieilles affaires militaires. Des soldats doivent avoir vécu là temporairement, sur leur chemin vers nos lignes.
Soudain, j'entendis du mouvement dans la pièce faisant vis-à-vis à la première que j'ai inspectée : je suis allé voir et découvris un chat assis dans un coin, sur une pile de livres aux couvertures de cuir. Je fis un mouvement vers lui, mais, il me lança un regard méchant vers moi, bondit par la fenêtre et disparut.
L'église était en face du presbytère. J'ai traversé la rue pour aller voir !  Un bâtiment de grosses pierres gris-rose, assez ancienne et entourée d'un cimetière. Partout, je voyais des trous d'obus, les vieilles tombes grises et les plaques mortuaires avaient des coins cassés. Lorsque j'entrai dans la sacristie, je remarquai que la tour était toujours debout, mais ce fut la seule partie de l'édifice qui l'était.  La Belgique et le Nord de la France sont plein d'églises qui ont été sauvagement détruites. Toutes présentaient le même désastre.  J'aimerais vous décrire celui-ci, à titre d'exemple.
De la sacristie que j'ai inspectée plus tard, je passai à la partie principale de l'église. La plupart des tuiles de la toiture ont été soufflées. Les sous-pentes étaient elles aussi abîmées, laissant apparaître de longues stries étroites dans le ciel. Des lattes, fixées encore d'un côté, détachées de l'autre et accrochées à la charpente, claquaient de haut en bas dans les airs comme un balancier d'horloge.
En bas sur le sol de l'église, des chaises étaient entassées les unes sur les autres dans le plus grand désordre, et, ici ou là,  d'autres chaises étaient cassées par la chute d'immenses pans de maçonnerie. Des peintures colorées traînaient, déchirées ou tordues. Le candélabre de l'autel et des vitraux se trouvaient sur un tas derrière la chaire de vérité dont la devanture avait été détériorée par l'écroulement d'un pilier.  En marchant près de toiles animées, j'aurais pu prendre des morceaux de bougies et autres babioles qui étaient éparpillées autour du tabernacle, parmi le briquaillon.
La sacristie était presque restée indemne. J'y ai trouvé un scintillant vêtement liturgique brodé à la main, que j'ai eu l'intention d'emporter avec moi pour l'envoyer à un curé en Angleterre, pour les offices. Mais transporter cette chasuble engendrerait trop de difficultés. Je sortis de l'église et allai visiter d'autres maisons dont aucune ne présentait le moindre intérêt. Alors, je rebroussai chemin pour rentrer par les champs à la Ferme de la Douve.
Personne nulle part !  Wulverghem restait là, vidé, détruit et abandonné. Je marchai le long des berges de la rivière, sur 200 yards, lorsque soudain, la tranquillité matinale fut interrompue par des lancements d'obus. Des explosions bruyantes et saisissantes craquaient dans l'air paisible. "Juste à la même place" me dis-je, en repérant l'endroit des tranchées de gauche, où j'avais marché. Des nuages de fumée noire qui se dégageait après chaque impact, je pouvais voir où ils se trouvaient exactement. "Juste dans le même !"
Une grosse pièce fut lancée. Elle provoquait un sifflement sourd par sa rotation; elle tomba quelques 50 yards devant notre ferme. Je me précipitai à travers le fossé et la cour de ferme pour expliquer aux autres où il avait atterri.
Tous, nous faisions silence, attendant le suivant. Ca y est, il arrive avec son ronflement dans les airs, … une pause… ensuite… "CRUMPH"  presque à la même place que le précédant, ou un rien plus près de la ferme voisine.  Le colonel alla à la fenêtre pour voir.
"Ils sont derrière cette ferme, là-bas."… et il recula doucement, se tournant vers le foyer. Il mit le feu à une allumette et s'alluma une pipe.
Une demi-douzaine d'obus se succédèrent rapidement, mais au 4e lancement, ils atteignirent le toit de la ferme d'à côté. Moi aussi, j'allai regarder dehors, par la fenêtre, pour voir plusieurs hommes déguerpir de cette ferme et courir par la route jusqu'aux champs, au-delà. Il y avait une tranchée de réserve et ils y entrèrent. Encore un coup d'œil et je me rendis compte du pourquoi. Une épaisse fumée noire s'échappait du toit de chaume et rapidement, toute la place devint un braiser. Finalement, personne ne s'en inquiéta. On se retira de la fenêtre en se demandant quand serait notre tour !
Un coup de fatigue,
Des croquis sur demande,
Les bains et l'asile, à Bailleul,
Comment faire la guerre
Les jours me semblaient longs, sombres et tristes aux tranchées de la Douve, plus longs, plus sombres et plus tristes qu'à celles de Plugstreet. Nuit après nuit, je traversais cette plaine inondée ou recouverte de gadoue, en passant à côté des même vieux bâtiments de ferme en ruines, pour inspecter toujours les mêmes vieilles tranchées.  
Tous, nous admettions faire partie d'une unité assez pourrie, bien que chacun de nous s'attendit à vivre quelque chose de pire encore !  Jamais, le moindre signe de démotivation n'est apparu de la part de quelqu'un : ici ou sur tout le front. Franchement, certains jobs à exécuter de nuit  n'avaient rien de réjouissant.


Pensez à ces nuits d'hiver pourries, venteuses et humides, dans cette faible vallée, morne, boueuse et ponctuées "d'entonnoirs d'explosions", avec ici ou là, des fermes détruites et cette route isolée et éventrée !  Pensez encore à ces hommes quittant les tranchées à chaque crépuscule, pour retourner 1 ½ mile à l'arrière, chargés de grandes et lourdes boîtes variées, à être de garde maintenant et encore pour le reste de la nuit, craignant dans l'obscurité les coups de feu intermittents qui sifflent aux alentours ! Pensez que tout cela puisse être votre sort, chaque nuit, toutes les nuits !  Et quand vous avez terminé votre travail, il ne vous reste plus qu'à vous recroqueviller dans votre abri souterrain humide. Nuit après nuit, semaine après semaine, à longueur de mois, des milliers d'hommes font ce job.
Si ceux qui peuvent s'asseoir confortablement dans une luxueuse et chaude salle de théâtre brillamment illuminée, après avoir dîné copieusement dans un chic restaurant pouvaient avoir une pensée à ces pauvres "plouc" qui, à mi-chemin, le long des allées en rondins, emportent leurs boîtes de biscuits !  Leur ration de "compote" est restée à l'arrière, et les tranchées sont à l'avant !  Quand leur tour de garde sera terminé, ils remonteront par la poisse des tranchées, iront prendre place avec le reste de la troupe, et, s'il le faut, reviendront refaire leur même job pendant 10 ans encore, sans penser à autre chose.  Les Allemands ont fait une grosse erreur en sous-estimant le tempérament britannique.
Très souvent, nous sommes "montés" et "descendus" dans ces tranchées. Durant les intervalles, j'ai pris l'habitude de dessiner de plus en plus. Le fait commençait à être connu, non seulement dans mon bataillon mais aussi des autres. Par différents commandants de quartier, j'étais invité à faire quatre ou cinq dessins en même temps.
Environ trois semaines après mon retour de congé, j'ai été muté vers une autre ferme de cantonnement, pour aller dans celle appelée : "La petite Monque"; j'ignore comment cela s'écrit mais je l'entendais comme cela. Ici, je vivais avec les officiers de la Compagnie A, une équipe sympathique. Nous partagions un mess ensemble : une grande et une petite salle pour nous six. Le capitaine disposait d'une petite chambre avec un lit; tandis que nous dormions autour de la table dans le grand local. De jour, ici, lorsque je n'étais pas de garde avec les sections de mitrailleurs, j'ai dessiné plusieurs images. Notre Général de Brigade en aimait une particulièrement qu'il s'accapara. Les QG des divisions en eurent six, tandis que je terminais deux séries de quatre dessins pour chacun des deux officiers du régiment.



De temps à autre, nous voulions partir en promenade dans la région. Un jour, nous sommes allés jusqu'à Bailleul, à 5 miles d'ici, qui présentait un grand intérêt pour nous. Il y avait là, en effet, un très bon établissement de bains sanitaires. Le fait qu'il était situé dans un asile d'aliéné "renforça" plutôt son intérêt.
La première fois que je suis allé, un des subalternes de la compagnie A m'accompagnait. Nous n'avions pas beaucoup envie de faire toute la route à pied, aussi, nous décidions de descendre jusqu'à la grand route en espérant rencontrer un véhicule qui voudrait bien nous prendre. Avec beaucoup de chance, on s'est arrangé pour en arrêter un et nous faire embarquer. Deux soldats français l'occupaient et ils ont bien voulu nous conduire jusque Bailleul. Arrivés là-bas, nous avons marché à travers toute la ville jusqu'à l'asile, de l'autre côté. Je m'imaginais que les internés auraient été rassemblés en groupe dans l'établissement.  Mais, à ce moment, ils étaient tous là à nous regarder avançant dans la large allée de gravier menant au grand portail d'entrée du bâtiment. Les asiles sont superbes, par ici.  Celui-ci ressemblait à Chatsworth ou Blenheim. A l'intérieur, très stylé, de longs couloirs couverts de tapis donnaient sur de grands jardins d'hiver, voûtés, un peu comme la galerie des serpents, au Zoo. Nous arrivions au bout, dans un hall couvert d'un dôme très haut. Il donnait accès à différentes salles de bains. De splendides installations !
Une rangée de bacs émaillés blancs étaient rangés contre un mur, il y avait des nattes en liège couvrant le sol et une énorme installation centrale d'approvisionnement en eau chaude et froide, que vous pouviez choisir à votre goût, à l'aide de longs tuyaux flexibles en caoutchouc. Du savon, des éponges, des serviettes, tout y était.  Pouvez-vous vous imaginer ce que ce palais sanitaire représentait pour nous, qui, en d'autres temps, devions nous débarbouiller dans une casserole, sur le carrelage froid de notre ferme ?  Dans cet asile beau comme un palais, nous nous débarrassions des crasses de nos tranchées et de tout leur système.  Quelle gloire de pouvoir se coucher dans une baignoire blanche en émail, dans cette atmosphère humide de vapeur chaude, à regarder ses orteils flottant à la surface de l'eau !  Quand la toilette fut terminée, nous avions droit aux grimaces des pensionnaires plantés derrière les fenêtres lorsque nous repartions.
"Allons au Faucon d'Or", un vieil hôtel sur la place de Bailleul. Enfin !  Pouvoir manger un repas civilisé avec une nappe, des couverts et tout le service !  Ici, vous pouviez dîner ce que vous aimez.  Je me souviens d'une drôle d'idée qui me traversa l'esprit, à l'époque. Elle me revient encore maintenant. Je vous la livre : si les autorités nous donnaient la permission, on pourrait demander des chambres au Faucon d'Or et aller chaque jour à la guerre !  Cela devrait être possible, non ?  Avec un souper servi tôt, en table d'hôte (demi-bouteille de rosé et Gluckstein) puis vite embarquer dans une automobile pour aller aux tranchées, passer la nuit à digérer dans un petit abri creusé sous terre, ou bien scruter par-dessus le parapet, puis, au petit matin, retourner en voiture pour le "breakfast". Evidemment, si une attaque devait se déclencher, la voiture devrait attendre un peu; rien de plus  ?  Bien sûr, cela demanderait quelques arrangements avec la direction de l'hôtel pour les repas. Si vous deviez rester aux tranchées, les prix seraient revus à la baisse !
Cette guerre est vraiment curieuse !  Vous pouvez dîner dans un restaurant, assister à un divertissement de music-hall puis, en une demi-heure, être plongé dans des tranchées les plus cafardeuses et les plus inconfortables qui existent !
Ces derniers temps, il n'y a pas si longtemps, j'étais à Bailleul et j'ai entendu que nous ne pourrions plus aller prendre notre bain à l'asile. J'ignore la raison, pourtant quelqu'un doit me l'avoir dite. Les installations ont-elles été détruites par les canons ?  Ou bien les aliénés ont fait mettre halte-là, impossible de m'en souvenir !  En tout cas, le fait est que… "NA PU baths at Bailleul".  (Traduisez : Il n'y a plus de bains à Bailleul)
La monotonie,
L'envie de changement,
Fin à la Douve,
La marche en chantant,
Attention, méningite,
Un repos de dix jours !
Pendant longtemps les tranchées de la Douve ont accueilli notre bataillon. Nous y "montions" et "descendions" avec une régularité monotone et j'y allais pour mon travail habituel sur les positions des mitrailleuses.  Tout le secteur me rendait de plus en plus dépressif, de sorte que, plus que jamais, je trouvais des idées pour mes dessins. Notre mental varie beaucoup selon les jours, je trouve.  Certains jours, je me trouvais franchement joyeux et inspiré et y allais à grands pas lors de mes rondes nocturnes, ignorant tout bonnement que des balles sifflaient et ricochaient tout autour !  A d'autres moments, je me sentais démoralisé et à bout !


Plus le temps s'écoulait à la Douve, plus il me fallait trouver en moi la force de rester vigoureux pour le boulot et trouver de l'inspiration pour mes dessins. Mais il y avait aussi des jours où j'éprouvais l'irrésistible envie de rester couché et de dormir toute la nuit au lieu d'aller faire mes rondes. Ah, comme je voudrais tant ne plus connaître ces horribles conditions météo. Juste me lover dans une ferme, au milieu de bidons vides ou de décombres, mais pour dormir, dormir, dormir… Je ne demandais rien d'autre : dormir, pour oublier cette anxiété constante, tant de nuit comme de jour !  En fait, je pense bien que, tout doucement, j'en devenais malade ! Pourtant, la vie dure ne me troublait pas pour autant. J'étais surtout révolté par le contexte environnant, par le rôle artificiel joué par les choses qu'on apprécie, des choses anodines en temps ordinaire qui me devenaient maintenant obsédantes !
Difficile de décrire mon état d'âme. Je ressentais à peu près ceci.
Au lieu de pouvoir palper cette ambiance de paix et de sérénité qui se dégage de ces pittoresques fermes campagnardes, de ces vieux arbres, de ces couchers de soleil ou de ces oiseaux chantants, ici, cet effroyable conflit guerrier changeait le destin des choses.  Une ferme était un endroit où, à tout moment, un obus pouvait tomber et éclater. Un arbre servait de point de repère pour les tireurs ennemis. Un coucher de soleil dispensait une lumière qui rendait nos mouvements très dangereux. Quant aux chants d'oiseaux, on les considérait uniquement comme des moqueries à notre égard. Ces visions me démoralisaient et réduisaient subrepticement ma capacité physique à "monter" !  Malgré tout, je me suis forcé  à m'accrocher,  à tenir bon !  Nous n'avions qu'une attente, celle du retour au cantonnement et le repos qui l'accompagnait. Cela procurait à chacun de nous un regain d'optimisme. Alors, au soir, assis autour de la table, à écrire des lettres, à bavarder, à casser la croûte ensemble, nous nous retrouvions dans un climat très réconfortant. De plus, il régnait toujours cette grande impatience, celle de voir arriver le sergent-postier, les bras chargés de paquets,  pour nous remettre le courrier.
Cependant, ces derniers temps à la Douve, j'avais une énorme envie de changer mon train-train quotidien des tranchées. Cette activité, telle que les inspections ici et là-bas ou d'autres besognes encore, me paraissaient tellement ennuyeuses. Ce changement arriva un jour : nous pourrions partir un jour avant le terme habituel de notre retrait des tranchées. Ce fut un immense plaisir d'apprendre cela. Nous ne connaissions pas notre future destination mais de toutes façons, nous partirions.  Cette nouvelle m'enchanta et je devins plus optimiste. La nuit du départ arriva et, une compagnie après l'autre, nous avons tout transmis à un nouveau bataillon qui était arrivé pour nous succéder. Nous nous sommes rassemblés sur la route qui mène  Neuve-Eglise. J'avais remis tout mon dispositif de mitrailleuses au nouvel officier des mitrailleurs et rassemblé sur la route, tous mes hommes chargés de leur attirail. Durant cette nuit, nous sommes tout simplement retournés à pied à nos cantonnements habituels et le lendemain, nous recevions l'ordre de préparer nos armes et bagages pour un départ imminent, en train. On ne savait pas pour où, toujours est-il qu'à 11 heures, nous partions en direction de Bailleul.
Par une belle journée, chaude et claire, nous marchions allègrement, entonnant des chansons, l'une après l'autre. Tout en marchant devant ma section marchant en queue de colonne du bataillon, j'ai même entonné quelques airs de leur répertoire "à leur demande".  Ma section regroupait quelques étonnants bons joueurs d'harmonica. Ensemble, nous avons interprété "In the trail of the Lonesone Pine"


qu'une moitié de la section chantait, accompagnée aux harmonicas par l'autre.  L'effet était des plus saisissants ! Sur la route, nous avons croisé plusieurs bataillons de notre régiment, se dirigeant vers Armentières. Des cris, des blagues et d'autres signes joyeux révélèrent la bonne humeur régnant dans la troupe. Tous les bataillons d'un même régiment avaient recruté dans les mêmes régions.
Arrivés à Bailleul, nous avons rejoint la place pour apprendre que nous devions rester là. Certes, des difficultés se sont présenté pour obtenir du cantonnement. C'est ainsi que j'ai été confronté à la nécessité de trouver, moi-même,  du logement pour ma section. L'officier du transport était lui aussi dans le même pétrin et il souhaitait à tout prix dénicher une grande ferme confortable, car il traînait avec lui une masse de chevaux, de charrettes et d'hommes d'entretien. Lui et moi prîmes la décision de partir à la recherche nous-même de nos cantonnements.
Pour ma section, je trouvai un logement provisoire dans une vieille grange en briques à la périphérie de la ville. Avec mon collègue, nous sommes alors partis à la recherche de la bonne ferme qui nous conviendrait.  Bailleul se situant sur un genre de colline, il était facile d'avoir une large vue de tout l'horizon et sur les différentes bâtisses qui jalonnent la plaine. Nous repérions la plus proche et y sommes allés voir. Pas de chance, les fermiers voulaient bien nous accepter mais elle n'était pas suffisamment grande. Nous avons alors essayé avec d'autres, sans résultat.  "Et si nous nous séparions pour aller par des routes différentes" ai-je suggéré, "nous gagnerions du temps !". Ce que nous fîmes. Par une longue route étroite, j'ai enfin abouti sur un édifice très grand pouvant bien nous convenir.  J'y entrai par l'allée de gros pavés mouillés jusque la porte cochère. Les gens furent très agréables. Je ne comprenais pas un mot de ce qu'ils dirent, mais une personne m'a glissé dans une main une grande bouteille de bière et une pomme dans l'autre.  Un geste qui traduisait le bon accueil, assurément. J'ai marmonné quelques mots de patois, et je pense bien m'être fait comprendre : utiliser leur place comme cantonnement. Le propriétaire, un homme de 45 ans environ, commença alors à me parler longuement et hardiment avec moi. Par moments, il affichait un visage tellement sérieux que je supposais qu'il y avait quelque chose d'assez important à me faire savoir. Mais quoi ? Je fus tiré d'embarras par l'arrivée de mon collègue officier qui nous annonça : "J'ai amené Jean pour discuter". (Jean était l'interprète de notre bataillon)
-         "Je n'ai pas trouvé de place, mais celle-ci pourrait nous convenir !" dit-il encore.
Immédiatement, Jean et le fermier se mirent à discuter longtemps sans que nous puissions rien y comprendre. A la fin du dialogue, après cinq minutes, nous avons écouté Jean nous dire :
-         "Ils ont attrapé la fièvre, ici… la fièvre de la méningite !  Cette ferme est mise en quarantaine !"
-         "Oh, une méningite !" reprenions-nous ensemble !
Aussitôt et rapidement, nous avons quitté les lieux. C'était donc cela ce que le fermier voulait me dire !  Une méningite. En avançant sur la route, je me demandais si le microbe de la méningite cérébrale n'avait pas contaminé la bière, ou la pomme, ou les deux ? Quelle angoisse !
Nous sommes alors revenus sur notre premier choix que de toutes façons nous devions prendre bien que trop petite !  Quelques heures plus tard, tout le transport et ma section de mitrailleurs s'y installèrent… pour deux nuits. Le deuxième jour, je remontai sur Bailleul. Tout en me baladant sur la place, à regarder les boutiques et les étals du marché, je rencontrai l'officier de brigade des mitrailleurs.
-         "Formidable pour notre brigade, n'est-ce pas ?" me lança-t-il
-         "Quoi ? Formidable ?" lui répondis-je
-         "C'est-à-dire que nous avons dix jours de repos !  Demain, nous partons pour un village à 3 miles d'ici et le bataillon y sera logé. J'ignore où nous serons envoyés après cela,… mais en tout cas, ce sont 10 jours de repos qui viennent !"
-         "Vous venez prendre une bière au Faucon d'Or ?"
-         "Non, merci, je viens d'en prendre une !"
-         "Bien, vous en prendrez une autre, alors !"
Un bon déménagement,
Suzette, Berthe et Marthe,
La "Jeune fille farouche"
Le matin suivant, tout le bataillon se mit en route pour quitter Bailleul par des routes nous menant vers la campagne située à l'ouest. Le temps était au beau fixe, la perspective d'un repos bien mérité et un "au revoir" aux tranchées de Wulverghem nous mettaient dans la joie, la bonne humeur et nous donnaient l'envie d'aller de l'avant. On aurait dit que nous sortions d'un enfer de misère sombre pour entrer dans un village propre, baigné de lumière, digne d'être habité par des humains.

Tout au long de cette route étroite et poussiéreuse, nous parcourions des cultures de houblon ou des champs colorés de chaque côté, en passant parfois devant des estaminets ou des fermes apparemment prospères. Mais quel contraste avec ces ruines et la désespérante jungle où nous venions de vivre.  Après deux ou trois miles, nous arrivions à un village traversé par notre route qui en était la rue principale. Des deux côtés, de petites ruelles partaient perpendiculairement vers les différents quartiers de la localité.  Nous avons reçu l'ordre de stopper et avons appris aussitôt que c'était là que nous pourrions prendre nos jours de repos. Différents endroits de cantonnement avaient été prévus… sauf pour nous, la section de mitrailleurs, qui devait en chercher elle-même. En réalité, ce fut un avantage car nous trouvions toujours mieux par nos propres moyens que si quelqu'un d'autre s'en chargeait !  Dès le signal "rompez les rangs", je suis parti à la recherche d'un logement, accompagné encore une fois par l'officier du transport qui lui aussi devait se débrouiller pour se loger. Nous nous sommes séparés et avons cherché chacun de notre côté, dans des parties différentes du village. La première maison que repérai fut un échec. Une vieille femme, octogénaire,  vint entrouvrir la porte et il fallut longtemps avant qu'elle ne daigna me laisser entrer pour voir la maison. Trop minable et misérable, cette place !  Je partis aussitôt en quête d'un meilleur endroit. Lorsque je traversais la cour de cette ferme, mon intendant, qui avait pris l'initiative de chercher aussi, apparut au coin d'une grande grange à l'autre bout. Il vint vers moi :
-         "J'ai trouvé un endroit, un peu plus loin, Monsieur, je suppose que cela va vous convenir !"
-         "Où ?" demandai-je
-         "Par là, Monsieur !".
Il me conduisit par un chemin traversant un champ menant à une porte-cochère. Nous débouchions alors sur une ruelle du village pour ensuite tourner à un portillon et aboutir à une rangée d'habitations. A l'une d'elles, au milieu de la rangée, il alla frapper à la porte. Une femme vint ouvrir. Je lui expliquai ce que nous cherchions. Elle se montra fort enchantée de notre passage et demanda si personne d'autre ne viendrait encore.  Je lui rétorquai qu'un autre officier avec deux hommes m'accompagnaient en plus. Elle accepta sans façon et m'indiqua les chambres que nous pourrions occuper. Elles étaient exiguës mais nous décidions de les prendre quand même. Il s'agissait en fait d'une seule pièce de 14 pieds sur 8, avec deux lits; et d'une pièce de séjour servant de cuisine et de salon. Elle était doublement plus grande que la chambre ! 
Je partis à la rencontre de mon copain officier et lui montrai l'endroit : il lui convenait. On décida de se fixer ici.
Pendant que nos intendants commencèrent à amener nos affaires, ranger les bagages, etc, je repartis voir le logement que j'avais déniché pour les hommes de ma section : une bonne et jolie grange, rattachée à la première ferme visitée. Je voulais surtout me rendre compte si elle était suffisamment spacieuse, une fois qu'ils seraient tous installés. Selon moi, cet endroit était très convenable. L'espace n'était pas trop grand mais je suis certain qu'il n'y avait pas mieux à trouver. De plus, il y avait aussi un terrain pour les chevaux et les charrettes; donc, dans l'ensemble, leur cantonnement convenait parfaitement. La section avait déjà commencé à faire de la cuisine et préparé un feu à l'extérieur. Ces mitrailleurs formaient vraiment une bonne équipe solidaire. Ils vivaient comme une famille et travaillaient avec beaucoup d'enthousiasme.
Je retournai vers mon logement pour voir comment les choses évoluaient. Mon gars avait défait ma valise et rangeait la chambre. Je me suis débarrassé de l'équipement que je porte toujours, mon  sac à dos, le revolver, les jumelles, le porte-carte pour aller m'asseoir dans la cuisine et faire le point de la situation. 
En quoi consistait cette famille qui nous accueillait ?  Grâce à mon faible français, je découvris ce qu'elle était et ce qu'elle faisait. La dame venue nous ouvrir la porte était l'épouse d'un peintre-décorateur mobilisé par l'armée française et envoyé quelque part en Alsace.
Une autre fille qui était là, était une copine de sa sœur et vivait dans la pièce d'à côté. Mais à cause de notre présence, celle de nos domestiques ainsi que celle de parentés françaises, cela faisait beaucoup de monde, elle était la plupart du temps dans la maison où j'étais.
La propriétaire du lieu était Mme Christian Charlet-Flaw, prénommée Suzette (28 ans). Les deux autres filles se prénommaient Berthe (24 ans) et Marthe (20 ans). Pour deux raisons, je m'imagine que la place a déjà été utilisée comme cantonnement.
La première : Sur la tablette de cheminée, au-dessus d'un vieux poêle, je remarquai une belle collection d'insignes militaires et un paquet de magazines anglais.
La seconde : A la suite de quelques conversations, Suzette répondait à nos remarques par l'une ou l'autre phrases anglaises qu'elle avait apprises à des logeurs précédents. "And very nice too !"  une phrase très en vogue à ce moment.
L'officier de transport, qui était sorti à l'extérieur, revint aussi vite sur ses pas, accompagné du docteur du régiment déjà bien logé lui, et qui était venu afin de vérifier comment nous étions installés. Un brave gars, vraiment. Ainsi, rassemblés à six, assis dans la cuisine, nous avons parlé de généralités. Nous faisions un bon petit groupe. L'officier de transport, le docteur et moi-même étions vraiment enchantés à l'approche de ces 10 jours de repos. Revivre parmi des gens ordinaires, et voir l'animation de tout un village nous tonifiaient. Avec une tasse de thé, nous avons passé un très agréable après-midi à la suite duquel j'ai voulu aller à la rencontre de mes vieux camarades de la compagnie A.  Ils occupaient, pensai-je, la maison du curé. Une maison plain-pied toute proche de l'église qui semblait bien confortable. Le curé s'était réservé trois pièces pour lui-même et sa servante; tous les autres locaux furent laissés aux officiers de la compagnie. Je suis resté là un bon moment, à discuter, à fumer et, tour à tour, chacun de nous se réjouissait de ces épatants 10 jours de repos.
Après quoi, je suis retourné à ma petite maison pour manger avec l'officier de transport, tout en bavardant avec Suzette, Berthe et Marthe. Je ne sais pas qui d'entre elles j'appréciais le plus mieux, elles étaient toutes très gaies et accueillantes. Marthe fut la plus jolie : elle avait un petit air de romanichel avec son teint bronzé et ses grands yeux noirs étincelants, brillants qui lui donnaient un regard sauvage. Je l'appelais "La jeune fille farouche" et par la suite, tout le monde a fait de même.  Cela signifie en anglais : "the young wild girl", enfin, je crois !  Après le dîner, le docteur est revenu passer la soirée dans la petite cuisine, dans laquelle nous avons chanté et fumé du tabac. L'officier du transport était un expert en "Corona – Corona" et tout ce qu'il souhaitait, c'était de fumer un de ses très gros cigares, les pieds appuyés sur les barres latérales du feu belge, jusqu'à ce que nous allions au lit.
Il y avait un héritier pour la succession de ce "cottage" : un certain André, fils de Suzette, âgé de cinq ans. Il allait très tôt au lit et s'endormait facilement d'un sommeil de plomb malgré tout de boucan que nous faisions. Mais, dès que nous nous couchions, ce petit démon se réveillait et commençait à brailler pendent une paire d'heures. Il dormait dans une petite cage le long du lit de Suzette de sorte que c'était son boulot de le bercer... et non le mien !
En tout cas, nous avons vécu très agréablement et très confortablement dans cette petite maison que j'ai considérée comme une oasis apparue au milieu d'un désert, long de six mois.

Une remise en forme,
Les caricatures du curé,
Une offensive en perspective,
L'attente des ordres
La vie militaire durant ces 10 jours consistait essentiellement à de l'entraînement pour tous les départements. Car, au terme de ces longues périodes de vie en tranchées, la troupe perdait beaucoup d'allant et de capacités. Elle semblait lâcher beaucoup de lest à tout propos. Ces repos arrivèrent donc bien à point pour tout le monde.
Selon mes connaissances dans l'évolution de l'être humain j'oserais même dire que, quand des hommes restaient trop longtemps dans des tranchées, leurs jambes se transformeraient tout doucement en une sorte de queue munie de palmes et leurs bras en de grandes nageoires. Ainsi donc, le temps les métamorphoserait en des phoques intelligents et les rendrait en complètement harmonie avec les conditions naturelles
Notre "remise en forme" commençait par la prise d'une dose après les repas, deux fois par jour. Au matin, le bataillon partait généralement pour une longue marche et l'après-midi, pratiquait des entraînements militaires variés dans les environs du village. Quant à moi, je réservais tout mon temps à l'entraînement des mitrailleuses. Du matin au soir, avec mes sections, nous parcourions de long en large toute la région pour repérer de bons endroits assez variés pour y faire des manœuvres avec l'armement. Nous nous entraînions dans des bois, des espaces dégagés, le long des haies, etc.  C'était très intéressant. Habituellement, nous choisissions dans un secteur bien précis, une cible qu'il nous fallait atteindre par des chemins différents. Nous organisions même des compétitions entre les différentes sections. Il faisait beau, ensoleillé, chaud et vivre ainsi, à driller à l'extérieur, par monts et par vaux,... c'était très agréable.  Chaque soir, nous nous rassemblions dans notre bon petit camp de base. Et le temps passa. Alors, mon envie de caricaturer débordait et je dessinais plein de croquis : un pour chacun, y compris Suzette, Berthe et Marthe. Je dois aussi présenter mes excuses auprès du Curé pour ne pas l'avoir épargné dans mes caricatures. Avec son air si austère, il portait un vêtement tellement drôle que je ne pouvais pas m'empêcher de le croquer en plusieurs versions. Ses paroissiens n'avaient d'ailleurs pas vraiment l'air de l'apprécier tellement ils ont ri avec mes dessins qui furent épinglés sur les maisons de la rangée. Parfois, il m'arrivait de ne plus le prendre pour cible et alors il apparaissait à sa fenêtre avec son visage "dantesque" surmonté de son vieux chapeau rond à large bord. A le voir ainsi, cela m'incitait à le caricaturer de plus belle.
Suzette m'avait dit un jour : "Il n'aime pas que des soldats viennent cantonner dans le village !". Je pense bien qu'il se soit forgé cette opinion après la mésaventure douloureuse que les Allemands lui ont fait subir avant qu'ils ne furent chassés du village par le nord.  Ils l'avaient enfermé dans sa propre cave durant 4 ou 5 jours, après qu'ils eurent emparé tout son meilleur vin qu'ils burent dans l'escalier. Un tel souvenir l'a laissé évidemment très amer. Il prononça un jour un sermon pendant que nous étions là. Je n'ai rien compris mais Suzette, Berthe et Marthe m'ont aussitôt tout raconté. Son discours disait apparemment ceci :
-         "Bien chères paroissiennes, ne leur accordez aucune confiance..."
Mais quelle diffamation ! Immédiatement, j'ai relaté tout cela par un dessin de lui, avec une fille assise sur ses genoux qui chantait : "Les soldats sont partis, hourrah, hourrah !", Sur l'air de Campbell are coings.
Je crains vraiment d'avoir été un chancre dans ce village.
Un jour, mon très cher vieil ami rappliqua, celui avec qui j'ai quitté l'Angleterre. Il ne savait pas que nous étions en repos; et il avait d'abord cherché autour de Wulverghem où il apprit que nous étions en cantonnement, et il est arrivé.  Il avait déjà bien fait du chemin dans la hiérarchie militaire. En outre, il disposait d'une voiture. J'étais très enchanté de le rencontrer d'autant plus qu'il m'était possible d'aller manger avec lui à Bailleul durant toute l'après-midi, au Faucon d'Or. Avant de nous quitter, nous nous sommes encore un peu balader en soirée. Il lui fallait obligatoirement être rentré quelques part à Béthune.
Le jour suivant, alors que je me préparai à partir pour mon boulot avec mes mitrailleurs, un planton m'apporta un message : c'était le colonel qui souhaitait me voir. Je me rendis au quartier général, et en arrivant là, je vis que tous les commandants de compagnie étaient présents, de même que le commandant en second et l'adjudant.
"Il y aura du sale boulot"... que je me suis dit en entrant dans le bureau. D'énormes cartes étaient déployées. Debout, nous écoutions tous.
"Nous lancerons bientôt une attaque !" annonça le colonel subitement, confirmant ainsi mon pressentiment. Il nous expliqua tous les détails en pointant sur les cartes différents sites géographiques qui serviront de décor à ce futur grand "show".  Il a encore précisé qu'un bus motorisé viendrait nous prendre, cet après-midi, pour aller voir l'emplacement et repérer les lieux. Voilà bien une nouvelle qui tomba comme un coup de tonnerre au beau milieu de notre calme rural. L'autobus est arrivé à deux heures et nous, les officiers sélectionnés, sommes partis par la route principale pour rouler jusqu'à la scène des opérations.  Où était-ce ?  Je ne peux pas le dire (par respect de la censure), mais il nous a fallu voyager une heure pour y arriver. Après avoir quitté le bus, nous avons encore marché 2 miles par des routes et des tranchées de communication avant d'atteindre une ligne de front que nous n'avions jusque là encore jamais vue. De bien belles tranchées, bien creusées, non-inondées, avec de beaux abris sous terre !
Après avoir discuté avec les autorités compétentes, le colonel nous précisa les secteurs auxquels nous serions affectés, ceci en fonction des meilleures aptitudes des uns et des autres. A l'aide de jumelles et d'un périscope, j'ai beaucoup examiné l'autre côté du front. Il est très difficile d'avoir, en plein jour, une bonne vision du champ de bataille situé entre les lignes opposées, lorsque l'on ne peut utiliser qu'un périscope. La nuit est certes plus propice à ce genre de travail car vous pouvez aller et vous promener sur le front. Le terrain concerné était complètement plat, si bien qu'on a dû installer un périscope très haut, au-dessus des parapets pour bien observer les lieux. Aucun obstacle ne permettait de sortir la tête par-dessus. Une balle a même percuté le périscope du colonel et ricoché sur sa main. Néanmoins, avec du temps et de la patience, nous avons pu nous faire une idée assez précise de l'apparence du terrain du "no man's land". Derrière la tranchée allemande, il y avait un village en ruines dont quelques maisons se situaient sur la ligne du front Boche. Encore une énorme désolation !  Chaque maison isolée était démolie et tombait en ruine. C'était ce village-là qu'il nous fallait prendre. De chaque côté, d'autres régiments avaient d'autres objectifs à atteindre !  Mais là, devant, c'était le nôtre !
J'ai longtemps et attentivement scruté les ruines d'en face ainsi que la surface du sol qui nous séparait. "Un sprint de 200 yards environ..." estimais-je. Nous sommes restés dans cette tranchée pendant une heure ou deux puis sommes remontés les 2 miles avant de prendre... le thé puis le bus pour le retour au village. 
A partir de maintenant, nous avions tous un sujet de préoccupation. Le futur "show" s'annonçait comme l'événement le plus important à venir. Tout le monde l'attendait, car nous étions sûrs de pouvoir repousser les Boches.  Les quelques initiés que nous étions, devions évidemment garder ces informations secrètes et le reste du bataillon ne devait être informé de rien. Mais je m'imagine bien que chacun ait pu supposer ce qui se tramait : quand un bus motorisé arrive et embarque un groupe d'officiers pour toute la journée, et les ramène pour la nuit, ce n'est pas pour aller assister à un match de cricket ou pour faire une excursion annuelle.
Alors, pour ce "Tumbril" comme on l'appelait, prévu pour la semaine prochaine, nous entrions gaiement dans le coup en nous préparant au mieux et aux caractéristiques de ce bout de terre à conquérir.
Les matins, avant que nous partions, je prenais les sections de mitrailleurs à travers champs, et en cherchant d'après la carte des coins similaires à ceux  repérés pour l'attaque, je m'entraînais par des manœuvres. Mes mitrailleurs voulurent se montrer efficaces et j'étais certain de pouvoir compter sur eux, le jour J.  Nous nous exercions à monter en batterie dans un champ labouré et à entrer en action en un temps record. Mon sergent et le caporal-chef ont tous deux, été des hommes excellents.
Maintenant, tout le bataillon était bien entraîné et prêt à intervenir pour n'importe quelle action. La date fut fixée, l'offensive approchait à grands pas. C'était un vendredi, je m'en souviens bien, puisque normalement c'était le dimanche que nous devions retourner en camp de base. Quelle horreur ! Un message nous était parvenu en nous demandant de nous ternir en alerte pour le soir même!  Juste avant le jour prévu !  Qu'arriverait-il maintenant ? Ma curiosité et mon enthousiasme étaient à leur comble, même si j'étais quand même un peu révolté de n'avoir appris la date que la veille. Un sentiment bizarre m'enveloppait. Toujours est-il que je me suis appliqué : j'ai rassemblé mes hommes avec leur armement et les munitions. Nous avons pu dire "au-revoir" à nos bons petits logements de cantonnement et à 17 heures, tout le bataillon au grand complet se mettant en branle, rapidement, en colonne sur la route.
Pour aller où ?
Pourquoi partir avant l'heure ?
Tout le monde l'ignorait, sauf le colonel.
Mais il n'a pas tardé pour que nous le sachions aussi.
En marche pour Ypres,
Une halte à Locre,
Un campement en baraquements,
Premiers signes de la bataille
A pied, nous atteignons la ville de Bailleul. Sans s'arrêter, nous l'avons traversée, passé à côté de l'asile et ses installations de bains. Le soir tombait et la fatigue nous faisait traîner la patte.
"La route pour Locre," murmurai-je lorsque je vis la direction prise. D'évidence, nous n'allions pas vers la place prévue et repérée.
"Locre ?  Peut-être !  Mais qu'y a-t-il au-delà ?"  Tout en marchant, je consultais ma carte.
"Qu'y a-t-il après Locre ?" J'y jetais un bref coup d'oeil pour confirmer toutes mes suspicions. Le mot YPRES y était écrit en majuscules. Nous allions à Ypres, j'en étais sûr.
"Ca ressemble fort à Ypres" disais-je en me tournant à mon sergent qui s'était lentement rapproché de moi. Maintenant qu'il marchait à ma hauteur, je lui montrai la carte en indiquant la direction que nous prenions. J'avais hâte de voir cette ville fascinante. Des histoires de grandes batailles disputées sur ce fameux saillant étaient constamment un sujet de conversation courante. La formidable défense d'Ypres contre les hordes d'Allemands en octobre dernier, avait rempli nos tranchées d'orgueil et de supériorité, sans étonnement pourtant. Chacun considérait Ypres comme un endroit stratégique, et, secrètement, chacun voulait y aller pour le constater par lui-même.  J'étais maintenant certain de notre destination : Ypres ou les tous proches alentours. Au bord du soir, nous avancions péniblement, en plein vent, sur cette route poussiéreuse menant à Locre. Il faisait tout à fait noir, le bataillon progressait droit devant vers le parvis de l'église, puis s'arrêta enfin. Il était tard à présent et apparemment inutile de vouloir continuer. Nous avons reçu alors l'ordre de trouver des cantonnements pour les hommes.
Locre n'est pas une grande localité et y caser tout un bataillon n'est pas une mince affaire. J'étais là, à une centaine de yards, sur la route à réfléchir à une solution quand j'obtins l'ordre d'occuper l'église avec mes hommes. Immédiatement, j'ai traversé un champ pour appeler mon sergent. Nous sommes allés voir ce qui pouvait être fait dans l'église. C'était une drôle d'église; une compagnie de chez nous y était déjà occupée à s'installer confortablement dans la nef principale. Le clergé avait déjà plusieurs fois accordé la permission pour du cantonnement. J'ai constaté cela le matin suivant quand j'ai vu quelques nones venir tout nettoyer après que nous fûmes partis.
La seule partie que je pouvais encore disposer pour mes hommes était le chœur. Ainsi en décidai-je et j'ai demandé à mon sergent d'y amener les hommes, de déplacer les chaises afin d'avoir plus de place pour se coucher et se reposer. Ce fut une nuit bien étrange dans cette église : un haut bâtiment uniquement éclairé par des morceaux de bougies collées ici ou là sur des dossiers de chaises. L'obscurité ajoutait une atmosphère lugubre : tout ce qu'il fallait avant de s'approcher du saillant d'Ypres. Lorsque tout fut en place pour ma section, je sortis de l'église pour aller voir l'endroit où j'étais censé devoir y dormir. Ce fut une chambre dans la maison occupée par le colonel. J'arrivai juste à temps pour encore avoir un repas, car les cuisiniers débarrassaient déjà tout le matériel pour être prêts à partir très tôt le lendemain. J'ai passé la nuit dans ma capote, à même le carrelage ! Rien de plus !  Pour six heures du matin, nous étions déjà debout, prêts pour l'inspection et pour le départ. Nous sommes partis très tôt, en laissant Locre derrière nous, en direction d'Ypres. Le paysage changeait ; la région était encore plus plate et plus monotone que celle que nous venions de traverser. Il faisait beau et chaud ce qui rendait notre progression plus difficile. Nous n'avions pas d'yeux assez pour tout voir et mémoriser, de sorte que nous puissions profiter pleinement de la contrée pour les quelques courtes périodes de repos qui nous seraient accordées. La route devenait de moins en moins intéressante d'autant plus qu'un horrible vent en rafales montait en soulevant la poussière. C'était pénible de traverser cet immense terrain vague, aride, inculte. Je me suis parfois demandé pourquoi les Belges n'ont pas abandonné ce coin bien plus tôt; ils auraient donc ainsi pu éviter d'autres batailles. Nous faisions route maintenant pour Vlamertinge, situé à mi-chemin entre Locre et Ypres. C'est certain, nous marchions vers Ypres. En outre, des passants ont donné un pourboire à quelques-uns uns d'entre nous et de plus, des rumeurs circulaient qu'il y avait des problèmes aux environs d'Ypres. Jusque là, rien ne nous était dit officiellement, tandis que nous avancions toujours sur cette route poussiéreuse et monotone. Vers midi, nous nous sommes arrêtés le long d'un champ où se trouvaient une multitude de baraques en bois. La poussière tourbillonnait par-dessus ces minables constructions rudimentaires, rendant l'endroit franchement repoussant. Jamais, nous n'avons reçu un endroit aussi lamentable. Certes, j'avais déjà vu des monstruosités de cantonnement en Angleterre et en France, mais celui-là était de loin le champion du dégoût. Nous nous sommes arrêtés en face, comme je viens de vous le dire, et en quelques instants nous nous sommes rendus au milieu des baraques, sur un square de boue durcie au soleil. (J'ai appris depuis lors que ce camps n'existe plus.)  Enfin, nous nous sommes ensuite dispersés pour entrer dans ces "logements", pour s'asseoir et se reposer.
Comme le petit déjeuner trop sommaire avait été servi très tôt, nous étions aussi difficiles quand il fut question du lunch. Les convois, à l'arrière de bataillon, furent les derniers à arriver. Quand ce fut l'heure de manger, les préposés n'ont pas traîné à décharger les ingrédients pour préparer les repas. Pendant ce temps-là, je sortis du baraquement pour examiner les alentours. C'était un endroit horrible et puant. Ces baraquements n'avaient pas de côtés, ils étaient simplement montés par des panneaux posés en oblique et reliés au sommet, ce qui leur donnait une forme triangulaire. Quelques baraquements seulement avaient des "façades". A part ces "kotjes", ce désert ne comprenait rien d'autres des hommes, en kaki, sales, éreintés et... des nuages de poussières.  Cela m'a rappelé l'Inde où j'ai passé mon enfance : un pays partout plat, boueux et broussailleux et rien à voir nulle part aux alentours. Ah ! Si quand même : une chose au nord, dans le lointain, je distinguais le sommet des tours d'Ypres. Combien de temps resterions-nous dans ce Sahara, à loger dans ces baraques ?  Deux ou trois gars de chez nous sont restés à se reposer sur un peu de paille écrasée, alors que maintenant, il nous semblait que le repas devait être prêt, nous sommes entrés dans une autre grande baraque où une longue table en bois était prête et nous attendait. Avec des yeux irrités et un gosier sec, je me suis assis pour dévorer deux sardines fraîches posées sur une biscotte trempée, et j'ai bu presque deux gallons d'eau (1 gallon = + 4 litres)  Je me suis aussitôt senti mieux. Pendant le repas, personne ne parlait. Chacun était songeur. Pour cause, l'officier colonel s'attendait d'un moment à l'autre à un message. Il était plongé dans l'étude de sa grande carte. Il valait mieux le laisser tranquille.
Notre colonel était un gars splendide, si bon que chaque bataillon souhaiterait en avoir un pareil. (Sûrement qu'il achètera une copie de ce bouquin, après cela)  Déjà l'hiver 1914-15, il était au sein du régiment. Il doit être Commandant de Brigade, à l'heure actuelle.
Tous les préparatifs avaient été apportés pour passer la nuit sur place, dans ces baraquements, lors que, vers 16 heures, un message arriva à l'attention du C.O.
Il transmit ses ordres. Il fallait partir tout de suite. Tout le monde s'en réjouissait puisque ce camp était invivable et que maintenant, nous étions sur le chemin de la Guerre, autant y aller et... advienne que pourra.
Une fois de plus, nous reprenions la route d'Ypres, pour marcher vers son front. Toute la brigade s'y rendait, quelques bataillons avançaient devant, d'autres derrière...
Nous avalions les miles à une bonne allure, et à la longue, nous quittions cette longue route éventée et poussiéreuse pour s'engager sur une large grande route, pavée, qui menait bien sûr à Ypres, au bout de 2 miles. Se retourner pour regarder en arrière et voir toute cette colonne sinueuse d'hommes qui marchaient, valait le coup d'oeil. Ces longues files de soldats, vigoureux, bronzés, kaki, couverts de poussière, cadençant le pas sur le pavé, chantant ou sifflant tout à tour; le cliquetis ou le tintamarre provoqués par leurs objets métalliques de leur harnachement, formaient un accompagnement tout particulier à leurs chants.
Passés la ville, nous avons stoppé après un mile et tout le monde s'est assis sur le bord de la route, les uns sur un mont de pierres, les autres sur les versants des fossés qui bordaient la route. Il nous était facile de voir maintenant où nous allions et de ce qu'il en serait. Évidemment, c'était un sérieux affrontement qui s'annonçait. Des bandes d'hommes battus en brèche, débraillés, provenant de régiments différents, rejoignaient la route. Parmi eux, il y avait beaucoup de Français-Africains. Ils nous firent part qu'une énorme attaque était en train de s'engager, sans plus de détails. Leurs dires se confirmèrent par le fait que nous puissions voir pas mal d'obus éclater sur la ville d'Ypres et tout autour. Ces hommes errants étaient blessés à un certain degré, d'autant plus que la plupart d'entre eux ont dû subir plusieurs bombardements fracassants. Abasourdis, ils étaient sous le choc des détonations d'obus. D'une manière très pathétique voire exagérée, ils nous encouragèrent puis s'en allèrent.
Voilà ce qui nous attendait ici : participer à ce grand "business" de guerre, pas très joli, mais... de toutes manières, nous étions motivés. D'ailleurs, si nous n'étions pas venus ici, nous aurions dû aller attaquer ailleurs; cela était-il plus intéressant ?   Par contre, en participant à une attaque aux corps à corps, à Ypres, cela vous honore pour le restant de la guerre. Vous êtes admis avec succès dans l'association des Combattants de Flandres.
Après être restés pendant une demi-heure sur le bord de la route, il fallut s'y remettre. Raide, fatigué, j'ai quitté mon tas de pierres, pris ma place à la tête de ma section pour préparer l'acte suivant. Toujours sur la même route pavée, nous traversions maintenant un passage à niveau avec plein de rails ordinaires et des rails de tram, puis avons bifurqué sur une route étroite sur la gauche qui apparemment entrait dans la ville.
Le soir tombait. Le ciel était couvert et gris. Ypres, à seulement un demi-mile en arrière, se dégageait en noir sur l'horizon. Des obus s'abattaient sur la ville provoquant des explosions assourdissantes.
Quant à nous, nous avons poursuivi notre route. 
On approche,
Un cérémonial lugubre,
Ypres sous les obus s'enflamme,
Les ordres pour l'assaut
Après une demi-heure de marche, sous nous arrêtons à nouveau. Quelque chose, je ne sais plus quoi, arrivait sur la route, en face, qui nous empêchait de continuer. Nous étions là, dans la ruelle à suivre de nos yeux des obus pilonner la ville. Si nous étions restés la-bas plus longtemps nous aurions pu les observer de beaucoup plus près. 
Dans un sifflement aigu, un obus passa au-dessus de nous pour aller s'écraser sur le champ à notre gauche. Apparemment, ceci était le signal de départ pour les shrapnel exploser et arroser dans toutes les directions autour du point de chute. Somme toute, cette ruelle était un lieu malsain pour s'y arrêter. Nous y sommes toutefois restés quelques moments, s'attendant à ce qu'une explosion s'abattrait sur la route; mais non, rien ne se passa. De petits groupes épars de civils Belges arrivaient en sens inverse, chassés sans doute de leur habitation dans laquelle ils avaient persisté à rester, jusqu'à présent. Affligés, ils transportaient sur une brouette tout ce qu'il leur restait comme biens.
Tout d'un coup, nous sommes repartis pour soudainement nous arrêter encore, un peu plus loin. Sans doute, des opérations acharnées ou des complications s'installaient sur l'avant. Quelques officiers se rassemblèrent près d'une porte, sur le côté de la route pour fumer et papoter.
-         "Je me demande combien de temps nous allons encore attendre ici, avant de repartir !" disait l'un
-         "Que diriez-vous d'entrer dans cette maison en face et voir s'il l'on y fait du feu ?", disait un autre en indiquant une maison fort démolie, de l'autre côté de la rue.
Alors que la nuit était tombée et que le vent rafraîchissait fortement, nous attendions, là, assis ou debout, dans la rue. Quatre d'entre nous se décidèrent et pénétrèrent dans le jardin de la maison. Nous avons toqué à la porte et demandé si nous pouvions entrer pour nous réchauffer un peu. Nous l'avions demandé en français mais ce fut peine perdue, car les gens ne parlaient que le flamand.  Quelle terrible langue, que le flamand !  Ils étaient Flamands, de bien braves gens, vraiment, comme nous n'en avions jamais rencontré. Ils ont compris les signes que nous leur faisions et nous ont permis d'entrer chez eux. Adjacente à leur maison, il y avait une laiterie vers laquelle nos hommes se dirigeaient l'un après l'autre pour boire quelques pintes de lait. La femme qui servait le lait avec une louche plongée dans les bidons métalliques, débobinaient un flot de commentaires en flamand. Personne n'y comprenait rien, sauf elle, bien sûr.  Des gens robustes, les occupants de cette maison.
Du shrapnel tombait ici et là dans les champs tout près, bientôt il percuterait leur toit ou traverserait leurs murs fragiles.
A quatre, nous sommes entrés à l'intérieur, dans la pièce principale : leur cuisine. Elle était de ce même vieux style que nous connaissons si bien : un grand local, peu éclairé et terne, avec un de ces longs poêles s'appuyant contre un mur. Autour du fourneau, disposées en demi-cerle, toute une série de chaises avec des hauts dossiers sur lesquelles des  hommes et des femmes avaient pris place. Habillés de leurs vêtements noirs, ils regardaient le feu en silence. Un moment, j'ai regretté de ne pas être resté dehors car on aurait dit être tombé comme un cheveu dans la soupe, au milieu d'une secte étrange :"Les Adorateurs du Poêle". On ne devait pas s'étonner de voir subitement quelqu'un aller retirer le couvercle pour y jeter une poudre grise ou quelque chose du genre. Aussitôt, cela ravivait les flammes qui montaient haut vers le plafond; tandis que des cantiques monotones, à voix basses, émanaient de l'assemblée. Etait-ce une forme d'offrande à leur dieu "Shrapnel" qui devait être en colère ?
Non, je ne devrais pas tourner en dérision l'attitude de ces gens. Seuls, leur silence et leur tristesse pouvaient les consoler de voir leur pays et leurs maisons ainsi ravagés. On était assis à leurs côtés, et ne pouvait que leur offrir des cigarettes.  Nous bavardions entre nous en anglais; ils nous écoutaient en se taisant, sans rien y comprendre. Je suis certain qu'ils en voulaient à tous les soldats, de toutes les armées confondues, quelles que soient les nationalités. Je suis certain qu'ils n'attendaient qu'une seule chose : que nous partions pour aller faire notre grabuge ailleurs, rien d'autre.
Nous ne sommes pas restés longtemps, puis nous avons rejoint la route juste à temps pour écouter les ordres : il faut repartir. Nous ne devions plus aller bien loin, à présent. C'était l'obscurité totale lorsque nous abordions un immense champ, tout plat, à l'arrière d'Ypres. Juste ce qui conviendrait à un cirque de passage pour y installer sa tente. Le bataillon s'est dispersé à travers tout le champ en s'apprêtant à devoir y passer la nuit. Il faisait très froid. Assis et emmitouflés dans nos capotes, nous avons attendu la cuisine de campagne et les rations. Durant ce temps-là, nous avons pu observer et écouter les tirs d'obus qui s'abattaient sur la cité yproise. Les explosions devenaient de plus en plus terribles; des incendies se déclaraient dans la ville désertée, éclairée dans la nuit par les immenses flammes qui s'élevaient dans le ciel obscur. A l'arrivée de la nourriture, nous nous sommes empressés pour boire un peu de thé dans notre gamelle, suivi d'une bonne rasade de rhum qui nous réchauffa et nous fortifia contre le froid. Une grande partie de la nuit, nous sommes restés assis, couverts du par-dessus, à observer le bombardement sur Ypres.
Soudainement, un immense feu se déclara au centre de la ville; le ciel en était tout éclairé par ces flammes rouge et jaune gigantesques qui tournoyaient en lâchant d'énormes volutes de fumée noire. Un spectacle ahurissant et terrible !  Les imposantes ruines de la Halle aux Draps et de la Cathédrale se dessinaient ou s'illuminaient tour à tour au milieu de ce brasier. Voilà maintenant qu'il commençait à pleuvoir à verse. Nous nous sommes rassemblés les uns contre les autres et préparés à une éventuelle mauvaise surprise. Des obus et de la pluie... ça tombait généreusement. A mon avis, il devait s'agir de quelques tirs pointés sur Ypres mais dont les artilleurs se furent quelque peu trompés.A un moment, j'ai voulu mieux observer la ville en flammes, je me suis redressé et appuyé sur deux autres gars : mon vieil ami le chef de peloton de St-Yvon et un subalterne d'une autre compagnie. J'ai vu et "admiré" les flammes qui "léchaient" les Halles. Je me souviens avoir demandé à quelques hommes, devant moi, de se baisser afin de mieux voir. Il pleuvait des cordes et nous étions là, assis dans cet horrible champ à nous demander ce qu'il allait nous arriver maintenant.
Vers 23 heures, un planton s'est approché de moi, avec une toile de tente sur la tête, pour me dire que je devais aller voir le colonel.  "Où est-il ?" lui demandai-je. "Dans cette petite maison, là-bas, à l'autre coin du champ, près de la route !"  Je m'en suis allé aussitôt, délaissant le trio que nous formions.
-         " Où vas-tu, Bruce Bairnsfather ?" me demanda mon pote de St-Yvon
-         "Voir le colonel !"
-         "Bon, reviens le plus vite possible !"
Je l'ai quitté... et jamais plus revu !  Il a été tué le lendemain matin. Un des meilleurs amis que j'ai jamais eu !
Je descendis donc le champ pour arriver à la maison du coin, entrai et me retrouvai encore dans la même réunion.
-         "Nous attaquerons demain, des 4 heures du matin !" annonça-t-il
Du coup, une idée me vint à l'esprit pour les Fragments
-         "En avant tous !... mais il faudra en pousser !", ou
-         "Nous attaquerons à l'aube !"
Le colonel commença à nous expliquer ses plans, dans une semi-obscurité à peine éclairée par une petite chandelle dont la flamme vacillait, s'éteignant presque par le courant d'air soufflant de la fenêtre cassée.
-         "Nous nous mettrons en mouvement à partir d'ici, un peu après minuit, pour prendre la route de St-Julien !
Avec des ordres différents pour chacun, nous nous sommes séparés. J'ai rassemblé mon sergent et les chefs de sections, leur ai expliqué la prochaine mission.
Assis dans la pluie, à même le sol, une carte sur les genoux et éclairée par moment par les lueurs provenant de la ville en feu, je cherchais après la route de St-Julien.

Sous la drache, dans la boue,
Des préliminaires,
A l'assaut,
Un officier blessé,
Sous la grosse artillerie,
"Foutu"
Peu après minuit, nous quittions ce champ pour prendre la route qui menait vers le canal de l'Yser et le village de St-Jean. Notre transport était resté à l'arrière à un certain endroit qui avait été choisi en fonction. Toute la brigade s'était mise en mouvement, notre bataillon fermait la colonne. La route venant d'où nous étions restés et menant au village de St-Jean passait par la banlieue d'Ypres et croisait le canal de l'Yser. Dans la nuit noire, la pluie diluvienne m'empêchait d'observer les détails. Je n'ignorais pas ce qui c'était passé durant ces dernières 48 heures et ce à quoi nous devions nous attendre. 
Les Allemands avaient émis du gaz pour la première fois durant cette guerre. Chacun sait maintenant, qu'avec cette méthode, ils réussirent à percer nos lignes sur un large front, au nord d'Ypres. Les Allemands s'apprêtaient à diriger une seconde grande opération sur le saillant. La deuxième bataille d'Ypres avait commencé. Nous nous dirigions vers ce menaçant objectif : l'assaut devait débuter à 4 heures du matin.
A l'époque, Ypres devait avoir été considéré comme un point stratégique ou névralgique. D'autres épisodes de la guerre, qui se confondaient dans ma mémoire d'une manière plus ou moins sympathique, me revinrent à l'esprit lorsque nous avancions. Je songeais à notre repos dans le village, les camps de cantonnement, le curé, les beaux jours ensoleillés de notre vie à la campagne, tout cela comparé à cet abominable but vers lequel nous approchions maintenant. Quelle affreuse comparaison.
Sous l'averse et dans l'obscurité, nous progressions par cette route boueuse, démolie, entre des rangées de peupliers cassés dont il ne restait que les troncs noircis !  Explosions après explosions, des obus tombaient et éclataient tout autour de nous, et devant la ville détruite. La route dessinait maintenant un virage et nous progressions parallèlement à Ypres, à une distance constante.  A travers les débris des maisons dévastées, des flammes jaunes dansaient en montant vers le ciel. En traversant le canal, rempli d'une eau sale et stagnante, nous regardions les reflets dorés de cette ville en feu. A notre gauche, une église et un cimetière avaient volé en mille morceaux. Des pierres de monuments traînaient partout dans un désordre invraisemblable. J'ai guidé ma section de sorte à éviter un cheval crevé sur la route. Les explosions de shrapnel cessaient de temps à autre, provoquant un silence de mort horrible.  Quelle marche macabre !
Au fur et à mesure que nous avancions, la route devenait de plus en plus étroite et éventrée; des démolitions offraient de part et d'autre un spectacle impensable. Tout d'un coup, nous avons pu faire une courte pause de quelques minutes.
Ma section et moi avions repéré un endroit qui autrefois avait dû être un estaminet. J'y suis entré et j'ai invité tout le monde à y venir pour se mettre à l'abri de la pluie. Le toit avait déjà perdu quelques tuiles mais on était quand même un rien plus au sec que sur la route. Des verres cassés, des chaises, des bouteilles traînaient sur le sol. J'ai pu saisir un siège- trépied avec lequel, en m'adossant à un mur, j'ai essayé de faire un petit somme. Particulièrement fatigué, j'étais en manque de sommeil et j'en avais plein les bottes de la marche à pied. J'ai demandé à mon sergent de me réveiller dès qu'un ordre arriverait. Ainsi, par de très courts laps de temps, j'ai pu roupiller 20 minutes bercé de temps à autres par les shrapnels explosant sur la route. Mon sergent me réveilla :
- "Nous partons, Monsieur !"
- "Bien" lui répondis-je en quittant mon tabouret à trois pattes. J'ai crié l'ordre "Fall in" et la section se remit en route, derrière de bataillon.
Lorsque nous avions parcouru avec combien de difficultés un autre demi-mile, on s'est arrêté à nouveau, mais cette fois, sans aucune construction aux alentours. Et il pleuvait toujours. Un vrai déluge. Je portais ma capote et j'avais fixé tout mon équipement par-dessus. Les hommes avaient tous des capes imperméables. Nous étions tous percés jusqu'aux os, mais personne n'a râlé. D'ailleurs, celui qui avait essayé de se plaindre de nos tristes conditions, se serait mis dans de beaux draps : nous ne l'aurions pas supporté.
Les gens ne le croiraient pas mais des moments comme ceux-ci ne diminuent pas la ténacité ni l'ardeur de nos soldats. Si bien que l'on pouvait entendre des blagues ou des rires malgré notre misère. Dans l'estaminet où nous avions trouvé refuge, un gars s'est glissé derrière les restes du bar et du tiroir-caisse, en imitant le geste de tirer une pinte de bière en demandant à un camarade : "Et pour vous, que puis-je vous servir ?"
A nouveau, l'ordre d'avancer fut transmis... et nous avancions. Nous étions maintenant à proximité du village de Wieltj, à deux miles devant St-Jean, là où nous sommes passés. Les ruines de l'église que nous avions vues étaient bien celles de St-Jean. La route était maintenant parfaitement droite, bordée des deux côtés d'arbres arrachés, avec au-delà, dans le noir, de grandes étendues plates et mystérieuses. Tout en avançant, on pouvait voir, en avant, de faibles lueurs rouges. Ca devait être Wieltj ou tout ce qui en restait :  des ruines incandescentes. Ici, et encore là, des corps de soldats tués gisaient au bord de la route. Parfois, je pouvais distinguer au fond des fossés longeant la route les formes raides de cadavres. Nous avons traversé Wieltj sans nous arrêter. De l'autre côté du village, nous nous sommes engagés sur ce chemin encombré et remplis de trous d'obus, jusqu'au pied d'une légère colline. Nous avons stoppé. L'ordre final de l'assaut arriva :
- "Avancez directement en suivant le bataillon, qui, avec toute la brigade, passe à l'attaque".
- "Maintenant, nous y sommes !" me dis-je intérieurement, et j'ai transmis l'ordre au convoi de l'armement.
Plus en arrière sur ce chemin, empêtré dans un trou d'obus, une charrette aurait dû être retirée de la boue. Je ne pouvais pas attendre qu'elle en soit sortie, aussi j'ai envoyé mon sergent avec quelques hommes pour en enlever les armes qui étaient chargées dessus et nous suivre dès que possible. Avec le reste du matériel, j'ai suivi le bataillon.
-  "Je marcherai à gauche de la route, ce serait bien que tu ailles à droite" que j'ai crié à mon sergent.
-  "Par ici, Smith, prenez votre fusil !" dis-je en me tournant vers mon domestique.
J'avais jugé qu'il serait préférable qu'il restât et aidât l'arrière des convois. J'ai saisi son fusil, enfilé deux bandoulières de cartouches et pris la tête pour la petite montée, suivi de ma section. J'ai imaginé qu'un fusil me serait plus utile qu'un seul revolver; d'ailleurs, tant qu'à faire,  autant disposer de deux armes.
"Quatre heures précises, maintenant".  Le jour commençait tout doucement à se lever et la pluie cessait peu à peu. Dieu merci !
Nous sommes montés sur la colline et nous sommes précipités en bas, vers la route, le plus vite possible, selon les circonstances. Ca y était. On était en plein dedans. Des balles sifflaient au-dessus de nos oreilles, dans toutes les directions. A l'avant, dans la pénombre matinale, je ne voyais seulement que les silhouettes de nos hommes courant en tirailleurs à travers champs, à gauche, à droite de la route, et, au devant d'eux; une pétarade dure en continue, m'indiquant la direction de l'assaut. Plusieurs hommes étaient tombés déjà : rien d'étonnant, ça tirait de partout. Un officier des mitrailleurs d'une autre compagnie de la brigade a même été touche à la tête lorsqu'il gravit le sommet de la colline. J'ai rencontré l'une de ses sections peu de temps après et l'ai placée sous mon commandement. Lorsque je fus en bas de la route, après environ 200 yards, j'ai remarqué que le mieux à faire était de presser vers la gauche : les plus grands ennuis venaient de ce côté-là
-  "En avant, les gars..." hurlai-je "... nous traversons ce champ vers cette haie, là-bas !"
Nous avons cavalé de suite en nous mêlant à une foule d'Highlanders qui courraient aussi vers la gauche. Sous une pluie de balles, comme du riz jeté lors d'un mariage, nous avons réussi à atteindre l'autre côté. Un seul de mes gars a été blessé : un projectile au genou.
De la haie, la vue sur l'ennemi n'était pas bonne. J'ai donc décidé de ramper encore plus à gauche du front jusqu'à une grande ferme que j'avais repérée 200 yards, derrière nous. Les mitrailleuses allemandes s'étaient mises en action et pulvérisaient des balles ricochant au sol tout autour de nous. Abrité par un repli du terrain, on les voyait effleurer l'herbe, trois ou quatre pouces juste au-dessus de nos têtes.  Lentement, nous avons progressé vers la gauche, en passant par un large fossé rempli d'eau sale puis par une rigole peu profonde. L'aube apparaissait maintenant !  A travers la brume matinale, je voyais nos hommes avançant devant moi par bons successifs vers un grand bois !  Les Allemands lançaient dans l'air un tas de fusées éclairantes !  Je me demande bien pourquoi puisqu'il faisait suffisamment jour pour voir ! 
J'ai ordonné à la section de sortir de la rigole et de courir jusqu'à l'entrée d'une vieille tranchée que j'aperçus plus loin. Ce fut vraiment le seul point susceptible de monter efficacement nos mitrailleuses dirigées vers l'ennemi, et ainsi aider au mieux à notre attaque. Nous avons porté deux machines et attendu le meilleur moment pour intervenir. Des Allemands couraient le long de la lisière d'un bois vers un coin de celui-ci. Nous avons pointé le bois : l'objectif le plus important pour le moment. Un ou deux de mes hommes n'avaient pas encore réussi à nous rejoindre : c'est eux qui devaient amener les munitions, un job dur et lourd, certes. J'ai quitté les mitrailleurs pour aller les faire accélérer. Les coups de feu n'arrêtaient pas, et les mitrailleuses allemandes commençaient à "arroser" la ferme derrière nous. L'un près l'autre, des obus explosaient partout, devant, derrière, de chaque côté de la ferme. Enfin les munitions arrivèrent, j'ai couru vers nos mitrailleuses, en passant derrière la ferme.
En face de moi, maintenant, un officier se dépêchait avec un message vers la tranchée qui se trouvait à gauche de là où nous étions. Il courait à travers le terrain très ouvert. Soudain, à environ 40 yards en face de moi, je le vis lever les bras au ciel et s'effondrer par terre. Je me suis hâté vers lui, je lui ai relevé la tête près de mes genoux. Il ne pouvait plus parler, son visage devint pâle comme la mort. Vite, j'ai enlevé son équipement et ouvert les boutons de sa tunique pour voir où il était touché. En pleine poitrine !  Tout le côté gauche de sa chemise, côté du cœur, était maculé de sang. C'était un capitaine chez les Canadiens. Le message qu'il portait traînait à côté de lui. Je ne savais vraiment pas quoi faire. Sans lui secouer la tête, j'ai crié et demandé à ma section de m'apporter de l'eau. Un homme, appelé Mills, accourut avec une bouteille et prit en charge le capitaine pendant que je fouillais ses poches pour tenter de trouver son identité, que je découvris sur son carnet de notes. Sa plaquette de matricule était apparemment perdue. Je suis retourné à la ferme avec son message et par chance, j'ai rencontré un colonel canadien. Je lui ai tout raconté à propos de ce capitaine qui portait un message, en demandant aussi s'il n'y avait pas, dans le coin, une civière pour aller le récupérer.
Tout le mouvement de notre attaque avait cessé maintenant mais les fusillades et les canonnades continuaient de plus belle. Mon caporal était resté près de deux mitrailleuses et il avait l'ordre de ne faire feu que si l'opportunité se présenterait. Dès lors, j'ai pensé qu'il valait mieux pour moi d'aller secourir cet officier, tant qu'il avait encore une chance de survivre. Avec un soldat, j'y retournai, muni d'un brancard. Nous l'avons hissé sur la civière. Il semblait un peu mieux mais sa respiration était difficile. Comment j'ai réussi à le maintenir sur cette civière et le transporter ?  Je l'ignore, mais j'étais au bord de l'épuisement à ce moment-là. A 20 yards de la ferme, j'ai dû faire une pause quelques secondes et me coucher par terre pour récupérer quelques forces pour finir le trajet. Nous avons déposé le blessé dans une dépendance de ferme transformée en poste de secours.
Des obus tombèrent sur le toit et explosaient avec des éclats tout autour. Chaque minute, on entendait le rush tourbillonnant au-dessus de nos têtes, la brève attente, puis on voyait le nuage de poussière rouge, enfin..."Crumph". Cette ferme était bien en voie de disparition... il fallait l'admettre.
En longeant la haie du fossé à sec à l'arrière, j'aurais pu rejoindre mes mitrailleurs. Mais je ne pouvais plus tenir debout, et pendant cinq minutes, je me suis couché dans ce fossé. Trente yards plus loin, des obus ont explosé et sur la ferme aussi, mais je n'ai pas fait attention : souffler et récupérer, c'est tout ce que je voulais. "Qu'en était-il avec mon sergent ? Et les hommes ?"  Par terre, j'y ai pensé. J'ai rampé et me suis traîné à plat ventre à travers l'espace ouvert jusqu'aux deux machines.
-         "Vous avez de quoi faire, caporal ?...." lui demandais-je  "je vais jusque cette ferme, là, à droite, pour voir comment vont les autres !"
Je l'ai laissé et suis parti là-bas. Pendant ma progression, j'entendais d'énormes obus lourds, ronronnants dans leur mouvement rotatif. Un coup d'œil sur la gauche : quatre colonnes de fumée noire et de la terre soulevée en rosace à 100 pieds d'hauteur, là, à 80 yards de moi... puis les quatre bruits d'explosions résonnants dans l'air. Une suite de quatre "Jack Johnsons" avait atterri à moins de 100 yards derrière, droit devant une rangée d'hommes, couchés en tirailleurs, occupés de faire feu. A nouveau, je me suis déplacé pour me rapprocher de la ferme quand quatre autres spécimens tombèrent à 50 yards, juste en face de nous.
"Ils auront nos mitrailleurs et la section !!!" me dis-je sur le coup; je me suis empressé pour savoir comment cela allait avec mon sergent. Le bombardement sur la ferme continuait. Entre deux explosions, j'ai galopé dans le vieux fossé emprunté lorsque nous sommes arrivés. Les obus semblaient être guidés par un tracé qui évitaient les bâtiments pour atteindre tout ce qui se trouvait aux alentours. Alors que je me trouvais sur le camouflé dans la fossé, j'ai entendu un rusch colossal monter dans les airs, et... plus rien.
Tout semblait sans vie, brumeux !  Mes oreilles bourdonnaient,... dans une sorte de silence pire que toutes les explosions. Je traînais dans ce fossé de saletés stagnantes, couvert de boue de la tête aux pieds. Je me suis mis à trembler comme une feuille, je ne pouvais plus me dégager d'où j'étais;... je dois avoir été soufflé par un obus.
Je suis resté là un bon moment, j'imagine, en éprouvant une sensation étrange. Mes craintes avaient disparues : celle des obus, celle des explosions.  Je les entendais bien siffler et sauter dans les parages, mais je les attendais et les écoutais, calmement, comme on pourrait patiemment observer une pomme qui tomberait de son arbre !  Impossible pour moi d'en sortir. Dans quel état étais-je ?  Encore un effort pour me relever... et je sus ! Le charme était rompu !  Je me suis palpé partout et je suis resté tranquille, avec des larmes plein les yeux.
Mon rôle dans cette attaque finissait ici.
Lente récupération,
L'hôpital de campagne,
L'ambulance,
Le retour au pays
Comment m'en suis-je sorti ?  Je ne sais pas !
Je me souviens seulement de m'être traîné seul vers une petite maison, dans le jardin de laquelle une rangée d'hommes morts étaient alignés.
Je me souviens vaguement que quelqu'un m'a donné un verre d'eau et d'avoir vu un corps terriblement mutilé à côté de moi, sur le sol. Enfin, je me souviens d'avoir été aidé par un homme, sur la route de Wieltj pour aller jusqu'au poste de secours.
 Là, on m'a enregistré et aussitôt envoyé vers un hôpital de campagne, à quatre miles sur l'arrière. Arrivé là-bas, on m'a couché sur un banc en piteux état. Un médecin m'a fait une injection dans le poignet. Allongé sur une civière, j'ai attendu mon prochain transport. Mon dévoué domestique, Smith, a pu savoir où j'étais, je ne sais comment il en est parvenu, mais il est venu !  Il s'est assis à côté de moi et m'a donné de quoi écrire un petit mot. J'ai gribouillé quelques lignes pour ma mère afin de lui dire que j'avais été assommé mais que tout allait bien. Smith m'a quitté pour retourner au bataillon tandis que j'étais à moitié endormi sur cette civière.
Lorsque la nuit vint, je me suis plongé dans une série de cauchemars d'agonisants. Je me suis réveillé au moment du départ quand on m'a saisi du sol pour me remettre sur un brancard. Ils m'ont conduit dehors. Sous un clair de lune lumineux.  La lune brillait, elle éblouissait dans le ciel bleu foncé. On me poussa dans une ambulance ou trois autres blessés y étaient déjà. On nous a conduit vers une gare. A observer la toile de la civière placée au-dessus de moi, j'ai essayé de réaliser ce qui se passait :  j'étais dans un train !  La lune me fit encore un clin d'œil et je fus de nouveau glissé dans un camion-ambulance...
 En trois jours, j'étais de retour en Angleterre, dans un hôpital de Londres.